Mon « plan Marshall pour l’Ukraine », suite.

Mais quelques mots, cette fois, sur celui qui était à l’origine du Forum, à Vienne, où j’ai lancé l’idée : Dmytro Firtach, celui que j’appelais, dans mon avant-dernier Bloc-notes, le « roi du gaz » mais dont j’apprends, maintenant, à New York, qu’il est l’un des plus inquiétants oligarques de Kiev – arrestation, en mars, en Autriche ; record du monde de la caution (173 millions de dollars) pour prix de sa remise en liberté ; et ce parce que la justice américaine soupçonne une concession douteuse de titane en Inde et des liens avec le parrain du grand banditisme dans la région, Semion Mogilevitch.

Inutile de dire que ce personnage de tycoon au bord de l’abîme m’intrigue, rétrospectivement, au plus haut point.

La cour autour de lui, ce soir-là, dans les salons de ce palais de la Hofburg qui fut la résidence de François-Joseph et de Sissi, et où vient de s’achever le Forum.

La déférence que lui témoignent tant l’ancien président Iouchtchenko que le ci-devant champion de boxe, désormais maire de Kiev, Vitali Klitschko.

Et puis les confidences que, peut-être parce que je ne suis pas journaliste, il me distille après dîner.

Son enfance passée, dans un village de l’ouest de l’Ukraine, à ramasser des tomates.

La fuite, à 17 ans, vers l’est du pays, où il devient conducteur de locomotive, puis pompier.

Le jeune officier démobilisé de la toute dernière Armée rouge qui, comme Gatsby après la bataille de l’Argonne, est « tellement fauché » qu’il « ne peut [s’]acheter de vêtements civils » et que c’est « en uniforme » qu’il rencontre les « Meyer Wolfsheim » (Semion Mogilevitch ?) qui lui organisent ses premiers trafics avec le Turkménistan.

Son admiration pour l’Amérique, patrie des self-made-men.

L’autre guerre, fortune faite, dans la jungle des nouveaux riches issus de la débâcle du communisme.

Le combat sans merci que lui livre une certaine Ioulia Timochenko : la dame à la tresse, vraiment ? l’égérie ? allons donc, murmure-t-il ! une intrigante ! une tueuse ! l’instigatrice, à l’en croire, de la conspiration dont il est la cible…

Et puis Porochenko.

Il ne dit pas Porochenko, mais « Petro », ou, plus exactement « Petra », avec un « a » bien ouvert qui est comme un « a » d’émerveillement et qui dit la familiarité entre deux fauves dont l’un est devenu président, l’autre architecte de montages financiers aussi opaques que troubles, mais ç’aurait pu être le contraire.

« Chapeau, Petra ! » dit-il.

Bravo pour cette « fermeté » dont il fait montre face au puissant Poutine.

« Sauf que… »

Il hésite à poursuivre, se tournant vers le collaborateur qui, depuis le début, traduit.

« Sauf que, insisté-je ?

— Je ne sais pas… Les mots… Je ne suis pas sûr qu’il ait trouvé les mots pour parler à Poutine… »

L’idée m’effleure, un instant, que c’est une offre de services qu’il fait passer, via moi, à son camarade en oligarchie : il veut que je rappelle à « Petra », me dis-je, qu’il est l’un des rares Ukrainiens à parler le Poutine dans le texte et que c’est lui qui devrait aller, à Moscou, défendre les intérêts de l’Ukraine.

Mais je n’ai pas le temps de relever.

Ni, d’ailleurs, de m’attarder quand il souligne que sa chaîne de télévision a été l’une des premières, en décembre dernier, à donner la parole à Maïdan.

Car nous voilà partis dans des considérations sur la religion. Et c’est lui qui, cette fois, m’interroge : si je crois ? si je pratique ? Et, quand je lui réponds que chaque juif, selon moi, est prêtre en sa maison et que je me suis forgé, au fil de l’étude, mon propre judaïsme, il marmonne un vague : « nous aussi, dans nos métiers, on se forge nos propres règles », puis, plus distinctement, d’une voix soudain plus forte : « moi, oui, voyez-vous, je vais à l’église chaque dimanche, je prie… »

La vérité est que je n’ai jamais rencontré de personnage de son espèce et n’ai aucun moyen de juger de la sincérité, ou non, de ses protestations d’innocence.

Mais il a, dans l’œil, un peu de cette « placidité triste » que Fitzgerald prête à son Dernier Nabab et qui me le rend sympathique.

Il a, dans sa façon d’être absent aux beautés qui l’entourent et qu’il a, joyaux des Habsbourg compris, louées pour la soirée, quelque chose de Barnabooth avouant que, lorsqu’il va à Florence, c’est moins le faste des Offices qui l’attire que les « faubourgs de la ville » et ses modestes « spectacles de cabaret » – et cela aussi lui donne un côté romanesque.

Et quand, au moment de nous séparer, je lui rappelle que nous ne sommes plus au temps des Gatsby et que, dans cette Amérique qu’il admire tant, l’honneur d’un homme riche est de rendre à son pays un peu de ce qu’il lui a donné, quand je lui demande pourquoi, si cette idée de plan Marshall que je viens de lancer dans son Forum venait à prendre corps, il ne montrerait pas lui-même l’exemple en y investissant un peu de sa fortune immense, son visage s’éclaire pour la première fois depuis le début de l’entretien et il me répond du tac au tac : « j’ai beaucoup réfléchi pendant ces jours d’épreuve ; beaucoup ; et croyez-le ou pas – cette fois, je serai là. »

Cet homme, avec son double visage, avec sa face d’ombre et sa volonté, peut-être, de se racheter est typique de l’Ukraine d’aujourd’hui.

Sera-t-il, avec ses semblables, au rendez-vous de sa propre rédemption et du redressement de son pays ? Je l’espère. Je ne prie pas, mais je l’espère.


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