La question n’est pas tellement de savoir si ce fameux article de Time Magazine, paru il y a quinze jours, a raison ou non dans le jugement sévère qu’il porte sur l’état de notre culture.

Et quand bien même, d’ailleurs, la dénonciation serait caricaturale, quand bien même ce procès de notre provincialisme serait injuste, je préfère encore cela aux rodomontades du coq gaulois dressé sur ses ergots et hurlant à l’honneur national bafoué…

Non.

La question, la vraie question, celle qui, en tout cas, m’intéresse au plus haut point, impose de renverser le point de vue : de même que, face à un portrait, on doit toujours s’interroger sur ce qu’il nous raconte, non seulement du modèle, mais du portraitiste qui l’a composé, de même, face à cet article, il est étonnant que personne n’ait l’air de prêter attention à ce qu’il nous dit, aussi, de celui qui l’a écrit, du magazine qui l’a publié et donc, qu’il le veuille ou non, du pays dont il exprime quelques-uns des préjugés.

Axiome no1. La bonne santé d’une culture se mesure au degré de curiosité qu’elle suscite au sein de la culture américaine. Une culture qui n’intéresse pas les Américains est une culture faible. Une œuvre qui ne trouve pas son écho en Amérique est une œuvre sans importance. En sorte que – corollaire – un bon film, par exemple, est un film dont on peut, et doit, faire un remake. Mieux : les vrais bons films sont ceux, et ceux seulement, dont Hollywood a déjà donné son mauvais remake. Raison pour laquelle l’auteur ne trouve à sauver, dans le paysage du cinéma français, que le (trop ?) célèbre Taxi.

Axiome no2. L’Amérique ne se trompe jamais. Le radar américain est infaillible et ne laisse, par hypothèse, rien passer de ce qui est beau et bon. Edgar Poe mourant dans la misère à Baltimore ? Scott Fitzgerald enterré vivant, méprisé, diffamé ? Tous ces écrivains d’aujourd’hui peinant à imposer leur voix dans une société qui, comme toutes les sociétés, est faite pour ne pas les entendre et résister à leur irruption ? Oubliés. Effacés par l’idée simple selon laquelle la vitalité d’un écrivain est directement proportionnelle à sa quantité de présence dans le grand détecteur cyclonique américain. L’œil de l’éleveur du Colorado, du cultivateur de l’Iowa, du trader de Wall Street voit juste.

Axiome no3. L’art, c’est l’industrie de l’art. La culture, c’est le marché de la culture. Le modèle cinématographique est en train de s’imposer comme le paradigme dominant et même unique. « Le pape, combien de divisions ? » demanda, un jour, Staline (s’exposant, au jour de sa mort, à cette réplique cinglante du pape en exercice : « maintenant, il voit mes légions »). « Tel écrivain, combien d’entrées ? » demande maintenant, dans ce texte, l’un des papes du journalisme américain. Et il s’expose, ce faisant, à voir le spectre, non pas de nos petites natures, mais du grand Poe, ou de l’immense Fitzgerald, venir hanter ses insomnies…

Axiome no4. L’art, c’est comme la science. Les œuvres du premier sont comme les théorèmes de la seconde : d’une universalité simple, facile, automatique – accessibles à tous, traduisibles en toutes langues et, au premier chef, en anglo- américain. Un livre qui résiste ? Un Céline intraduisible ? Un Proust dont un reste demeurera ? Un Joyce qui, à l’inverse, et même dans les mots de Larbaud, n’est plus tout à fait Joyce ? Un écrivain d’aujourd’hui, français ou américain, qui pourrait être inapte, réellement inapte, à son transport dans l’autre langue ? N’existe pas. N’est pas pensable. Car la lettre, c’est le chiffre. La syntaxe, c’est l’équation. L’idéal de la littérature, c’est le mathème.

Axiome no5, enfin – peut-être le plus absurde. Cette traductibilité est, non seulement sans reste, mais sans délai. Cet effet de mathème est non seulement nécessaire, mais immédiat. Les grandes œuvres sont celles qui se transportent, non seulement dans leur totalité, mais en temps quasi réel dans la langue de la « global significance ». Ultime préjugé qui nous doit les passages les plus cocasses de l’article : ceux où l’auteur fait comme si les grands écrivains français dont il a la nostalgie (Racine, Molière et compagnie) avaient tous connu une gloire planétaire totale et instantanée ! Plus qu’une illusion rétrospective, une niaiserie…

Il faudrait évoquer encore le passage où se trouve répété le préjugé selon lequel les avant-gardes du XXe siècle auraient stérilisé la fiction française.

Ou celui où il est dit de Michel Houellebecq qu’il est « d’abord connu pour sa misogynie, sa misanthropie et ses obsessions sexuelles »…

Mais ce qui frappe le plus, à la fin, c’est la fébrilité du ton. C’est ce parfum d’anxiété, presque d’angoisse, qu’il dégage. Comme s’il ne parlait ainsi du déclin de la culture française que pour parler, à travers lui, du destin de toutes les cultures dominantes. Comme s’il parlait vraiment, pour le coup, de l’Amérique et de ce qui adviendra d’elle le jour, plus forcément très lointain, où la montée en puissance de l’espagnol ou du chinois fera que l’anglo-américain ne sera plus, nulle part, et pas même aux États-Unis, la langue du mathème et de l’universelle traduction. La France comme métaphore de l’Amérique ? La violence antifrançaise comme forme déplacée d’une panique qui ne s’avoue pas mais qui se manifeste à chaque ligne ? Possible. Et normal.


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