L’affaire Strauss-Kahn n’est pas finie.

Pour qu’elle soit finie, il faut que la justice américaine aille au bout de ses investigations et de son travail. Pour qu’elle soit vraiment finie il faut que soient rendus à Dominique Strauss-Kahn, non seulement sa liberté, mais – ce qui est plus important encore – son honneur.

Il continuera d’y avoir une affaire Strauss-Kahn tant que ne sera pas établi, en d’autres termes, qu’il n’y a jamais eu d’affaire du tout – et que la plaignante, non contente d’avoir menti sur tel ou tel aspect de son passé, a également menti en accusant l’ancien patron du FMI de l’avoir violée.

D’ores et déjà, pourtant, et compte tenu des révélations apportées par le New York Times de ce vendredi, on peut tirer quelques leçons de ce que l’on finira sans doute, très bientôt donc, par appeler la non-affaire Strauss-Kahn.

1. La cannibalisation de la Justice par le Spectacle. Cette cannibalisation n’est pas propre à l’Amérique, naturellement, et nous en avons eu, en Europe, maints exemples récents. Mais il faut bien admettre qu’elle a atteint, avec cette affaire, des sommets d’obscénité. Obscènes, les conférences de presse improvisées, sur les marches d’un palais de justice normalement voué à l’établissement prudent de la vérité, par l’avocat de la plaignante. Obscènes, les « shame on you » lancés, le 6 juin, lors de l’arrivée à l’audience de Dominique Strauss-Kahn, par des bataillons de femmes de chambre qui ne savaient rien du dossier et dont on avait orchestré, mis en scène, la protestation. Obscène enfin, quoique dans un autre ordre d’idées, ce fameux perp walk dont j’entends bien qu’il est appliqué à tous les prévenus sans exception mais dont on savait que, compte tenu de la personne de ce prévenu-ci, il ne pouvait que dégénérer en un supplice planétaire et qui, au passage, compte tenu, toujours, de ce qu’était Dominique Strauss-Kahn, équivalait à une sorte de peine capitale pour un crime dont nul ne savait, alors, s’il l’avait ou non commis. Cette vision de Dominique Strauss-Kahn humilié, enchaîné, traîné plus bas que terre, cette dégradation d’un homme dont rien, cependant, n’a pu entamer la noblesse muette, n’était pas seulement cruelle, elle était pornographique. Et elle l’était au moins autant (car c’était, je le répète, la même chose) que la visible jouissance de l’avocat Kenneth Thompson s’employant à exposer, devant les caméras du monde entier, le « vagin » – sic – de sa cliente.

2. Le robespierrisme de cette mise en scène judiciaire. Qu’est-ce que le robespierrisme ? C’est un mot qui vient de la Révolution française, bien sûr. C’est un mot pour dire la façon qu’avaient les terroristes de l’époque de s’emparer d’un homme de chair et de sang ; de le déshumaniser en le transformant en un symbole abstrait ; et, dans la peau de ce symbole, de coudre tout ce dont ils avaient décidé de purger la société d’Ancien Régime. Eh bien force est de constater que l’Amérique pragmatique et rebelle aux idéologies, force est de constater que ce pays de l’habeas corpus dont Tocqueville disait qu’il avait le système judiciaire le plus démocratique du monde, s’est mis, dans cette affaire Strauss-Kahn, à l’heure d’un robespierrisme qu’il a emprunté à la France et qu’il a poussé, hélas, à l’extrême de sa folie. Dominique Strauss-Kahn n’était plus Dominique Strauss-Kahn. Ce n’était plus un homme singulier, doté d’une parole singulière, et dont on aurait eu le souci d’entendre la version des faits pour pouvoir la confronter à celle de Mme Diallo. Non. C’était le symbole de la France arrogante. C’était l’emblème d’un monde de privilégiés odieusement sûrs de leur impunité. C’était le miroir de ce monde de banquiers blancs mondialisés qui constituent Wall Street et dont l’autre Amérique, celle des Main Street de toutes les villes du pays, se vivait comme l’essentielle ennemie. Et Mme Diallo était, face à cela, l’allégorie de ces femmes battues, humiliées et, de surcroît, immigrées et pauvres dont la parole a été trop longtemps étouffée et qui, enfin, à travers elle, s’exprimait. Le malheur c’est que ce n’est pas cela, la justice. Elle n’oppose pas des symboles mais des humains. Sauf à tomber, encore une fois, dans ce que Condorcet, une des victimes parmi tant d’autres de Robespierre, appelait le « zèle compatissant des prétendus amis du genre humain » – et que j’appellerai, moi, le « lynchage compatissant des prétendus amis des minorités ».

3. Car, en France toujours, le robespierrisme a toujours fait bon ménage avec un autre -isme, apparemment son contraire, en réalité son jumeau, qui s’appelle le barrésisme. Qu’est-ce que le barrésisme ? C’est une vision du monde tirée du nom de l’écrivain nationaliste français, contemporain de l’affaire Dreyfus. Et c’est, en particulier, et à propos, justement, de Dreyfus, la phrase célèbre : « que Dreyfus soit coupable, je le déduis, non des faits eux-mêmes, mais de sa race. » L’affaire Dominique Strauss-Kahn n’a évidemment rien à voir avec l’affaire Dreyfus. Et je précise, pour que les choses soient claires, que je ne pense pas qu’elle ait eu grand-chose à faire avec cette religion mondiale qu’est l’antisémitisme. Mais ce que je crois c’est qu’elle a fait apparaître une variante inédite de la phrase de Maurice Barrès devenue : « que X, en l’occurrence Dominique Strauss-Kahn, soit coupable, je le déduis, non de sa race, mais de sa classe. » Et ce que je crois c’est que cet énoncé, couplé avec la transformation terroriste de l’« individu » Strauss-Kahn en un « suspect » promis à la guillotine médiatique, a suffi à alimenter, puis à faire tourner à plein régime, la mécanique fatale. Un seul exemple. Tous les lecteurs de ces lignes en auront un qui leur viendra à l’esprit. Et je pourrais, moi-même, en citer dix. Mais je tiens à celui-ci. C’est une lettre de Bill Keller, directeur du New York Times, que j’ai reçue le 20 mai, et que je n’ai pas scrupule à rendre publique puisqu’elle était destinée, ainsi que la réponse que je lui ai adressée, à son blog du Sunday Magazine. Dans cette lettre, donc, Bill Keller se disait « frappé » et « sidéré » par le fait que « 57 % des Français » et, en particulier, « 70 % des socialistes » semblaient embrasser la cause de Dominique Strauss-Kahn alors que « l’on aurait pu s’attendre » à les voir manifester une « empathie idéologique avec une femme de chambre africaine ». Je ne dis pas que Keller ait été de ceux qui, à l’inverse, se sentaient en antipathie avec le banquier puissant et blanc. Et je le dis d’autant moins que c’est du New York Times que seront finalement venus les premiers éléments de vérité permettant le spectaculaire retournement auquel nous sommes en train d’assister. Mais je prétends que formuler le problème en ces termes, évoquer ces catégories politiques dans un débat où elles n’avaient rien à faire, faire entrer, en un mot, des considérations idéologiques dans le domaine où, par excellence, elles n’ont pas droit de cité était, en soi, très inquiétant. Et je prétends surtout – c’est ce que je n’ai cessé, ici et ailleurs, de répéter – que le fait même d’admettre que puissent, dans une affaire de justice, entrer des empathies de cette sorte c’était inventer une justice de classe à l’envers qui n’était pas moins problématique ni, à la fin, moins criminelle que l’ancienne. Non plus, comme autrefois : « salauds de pauvres, les riches ont toujours raison. » Mais : « salauds de riches, ce sont les pauvres, les offensés, qui ont toujours et forcément raison. »

4. D’autant que s’est ajoutée à tout cela une autre tentation propre à l’époque et qui est la sacralisation de la parole de la victime. Que l’on m’entende bien. S’il y a bien un combat que j’ai mené toute ma vie et dont je suis fier, c’est celui qui consiste à rendre la parole aux humbles et aux sans-voix. Et ce combat je l’ai mené en Bosnie, aux confins de l’Asie, dans les guerres oubliées d’Afrique mais aussi, tout autant ou presque, dans notre monde officiellement démocratique où il a fallu des décennies de lutte pour faire que l’égalité des droits ne soit pas un vain mot et que le viol, par exemple, soit reconnu comme un crime à part entière. Mais rendre la parole aux humbles est une chose, La considérer, cette parole, comme parole d’évangile en est une autre – qui peut être source de nouvelles et terribles injustices. Or c’est exactement ce qui s’est passé avec la plainte de Mme Diallo. Et je me demande encore comment tant d’éditorialistes, tant de grandes consciences et, au passage, tant de féministes ont pu tenir pour acquis que la parole de cette femme, cette parole dont on ne savait que ce qui en filtrait à travers le langage lacunaire de la justice, était nécessairement infaillible. La vérité est que nous sommes passés, là aussi, d’un extrême à l’autre. À l’époque où la parole des victimes du Système était déconsidérée par principe, a succédé une époque où elle est, par principe aussi, parée de tous les prestiges. Or, je le répète : être une victime de la société est une chose ; et nul doute que la présumée victime du supposé viol soit victime d’un ordre social qui paie ses femmes de chambre une misère et les traite comme du bétail. Mais être victime d’une agression est une tout autre chose, d’une tout autre nature, qui doit être établie méthodiquement, dans la discrétion et le scrupule, en confrontant indices, points de vue et témoignages et en évitant qu’interfèrent les passions, fussent-elles légitimes, qui animent les uns ou les autres. Question de principe.

5. Un dernier mot. Il y a d’ores et déjà, et comme je l’avais tout de suite souligné, une victime dans cette affaire qui est le principe même, aux États-Unis, de la présomption d’innocence. Il y en aura bientôt une autre, je veux dire une autre victime, qui, s’il se vérifie que Mme Diallo a aussi menti sur ce qui s’est passé dans la désormais fameuse suite du Sofitel, sera Dominique Strauss-Kahn lui-même. Mais il y a, dès à présent, un désastre avéré qui est la mise en pièces, dans un pays dont il était l’un des piliers, du principe sacro-saint qui veut que, jusques et y compris dans un système accusatoire, un homme ait droit au respect de son intégrité et de son honneur tant que sa culpabilité n’est pas établie. Dans le cas de Dominique Strauss-Kahn ce principe a été bafoué par des tabloïds (New York Post, Daily News…) qui ont rivalisé d’abjection en le transformant, dès la première minute, en monstre. Il a été foulé aux pieds par cette partie de la presse sérieuse qui, comme Time Magazine avec son ahurissante couverture illustrant les « mensonges » et « arrogances » des « puissants » par la photo d’un cochon, a fait ce que les pires tabloïds n’avaient pas osé. Et il a été pulvérisé, enfin, par cette fraction de l’appareil judiciaire américain qui, en clouant Dominique Strauss-Kahn au pilori, en l’humiliant devant le monde entier, en s’acharnant sur lui, a probablement ruiné sa vie. C’est cela que j’ai voulu dire quand j’ai écrit qu’après avoir inventé, sous George Bush Jr, la notion de preemptive war, l’Amérique, sous Cyrus Vance Jr, a peut-être commencé d’inventer la notion, à peine moins atroce, de preemptive penalty. Et l’on permettra à un ami des États-Unis de répéter, à leur sujet, ce qu’il lui est arrivé de dire, si souvent, de son propre pays lorsque y ont déferlé des tornades médiatico-judiciaires du même type : que tout cela mérite, à tout le moins, un sérieux, honnête et substantiel examen de conscience.


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