Comme en rêvait Coluche, il est mort de son vivant. Et, comme le duc de Guise selon Henri III, il est, à peine mort, plus grand que lorsqu’il était vivant. À quoi tient cette grandeur ? Et qu’est-ce, au fond, qu’une icône mondiale, pleurée par la planète entière et dont on se dispute déjà l’incalculable héritage ? Un mélange de style et de conviction. Un dosage de martyre et d’espérance. Le choix de pardonner croisé à la volonté farouche de ne rien oublier des imprescriptibles torts qui ont été faits aux siens. Une rigueur morale impeccable. Ce sens du beau geste et du symbole qui le fit, par exemple, se présenter à son dernier procès drapé dans la cape en peau de léopard des rois Xhosa traditionnels. Cette façon, dans l’ordre de la foi, de ne renoncer à rien – ni l’initiation xhosa, ni le christianisme méthodiste, ni même cette religion séculière que fut, en fin de compte, le marxisme et dont il gardera, toute sa vie, une forme d’imprégnation. La culpabilité, aussi. Notre culpabilité d’Occidentaux face à notre trop longue acceptation d’un apartheid dont nous feignons, aujourd’hui, d’avoir toujours haï le principe. Notre responsabilité, oui, face à tous les possibles Mandela, tous les Mandela mort-nés, que la violence coloniale a brisés et qui ne sont, eux, jamais sortis des geôles. Et puis un grand combat, noué à une grande idée qui a guidé sa vie et celle, avec et après lui, de millions d’êtres humains. Qu’est-ce qu’une idée fixe ? Ce n’est pas une idée simple. C’est, disait Valéry dans son texte éponyme, une idée implexe. Et c’est une idée qui s’est faite, non pas chair, mais monde : il faut des siècles pour faire un saint ; il aura fallu un battement de cils, ou de cœur, pour que s’opère la canonisation profane de Nelson Mandela.

François Hollande s’en va-t-en guerre. Et il le fait, une nouvelle fois, dans le strict respect, et de la loi internationale, et de la théorie thomiste de la guerre juste. Nouvelle victoire du devoir d’ingérence. Nouvelle illustration de cette responsabilité de protéger que notre pays a inventée et dont il continue, même s’il est parfois un peu seul, à porter haut les couleurs. Et c’est, contrairement à ce que murmurent déjà certains, un beau geste libérateur qui, loin de perpétuer les réflexes coloniaux, finit, au contraire, de les conjurer : trente ans après le sacre d’un Bokassa, symbole de la Françafrique, la France continue de payer sa dette ; et, comme au Mali, comme dans le discours de Bamako, comme dans les négociations avec l’Iran ou dans le bras de fer perdu – noblement perdu… – sur la Syrie et comme, avant tout cela, dans la Libye promise à des rivières de sang par son dictateur fou, elle étonne le monde en demeurant fidèle au meilleur d’elle-même. Je suis aux États-Unis en ces premières heures d’une opération toujours, et par définition, incertaine et périlleuse. Vu d’ici, vu au prisme du nouvel isolationnisme d’une Amérique manquant, elle, à l’inverse, de plus en plus souvent, à ses devoirs démocratiques, le cas français, le cas de cette puissance moyenne devenue, au fil des ans, une grande puissance dans l’ordre de l’Idée, paraît d’autant plus singulier : de l’establishment politique aux cercles intellectuels, des amis du sénateur McCain aux libéraux que l’Europe classerait à gauche, tous applaudissent cette France qui, lorsque la tuerie menace, voire quand elle a, comme autour de l’église Notre-Dame-d’Afrique de Bangui, déjà commencé, vole au secours d’une population civile vouée à une mort annoncée.

Le hasard du calendrier fait qu’Ali Zeidan est à Paris, venu revoir les quelques vieux amis qui, Nicolas Sarkozy en tête, l’ont accompagné de Benghazi à Tripoli et de la dissidence au pouvoir suprême. Je le fais parler de son enlèvement, le 10 octobre dernier, à l’hôtel Corinthia, à Tripoli. J’apprends qu’il a, lorsque les kidnappeurs ont fait irruption dans sa chambre, ordonné à ses gardes du corps de ne pas faire usage de leurs armes. Et la vérité est que je le retrouve tel qu’en lui-même, rieur et serein, blagueur et déterminé – et doté, surtout, de ce formidable sang-froid dont je ne l’ai vu se départir dans aucune des situations, parfois critiques, où il nous est arrivé de nous trouver pendant nos dix mois de crapahutages entre les tranchées d’Ajdabiya et les ruines de Misrata, les montagnes du djebel Nefoussa et la place Verte de Tripoli point encore débarrassée de ses derniers snipers. Et le pays, cher Ali ? Comment va le pays ? Et que penser du tableau apocalyptique qu’en brossent, ici et là, les Occidentaux ? Pas si mal, me répond-il. Pas à pas, pierre à pierre, dans le désert qu’ont laissé derrière elles les quarante années de kadhafisme, une société civile s’affirme, un État de droit tâtonne et se construit – et ce sont les femmes de Benghazi qui descendent dans la rue pour exiger le désarmement des milices assassines. Eh oui. Le retour de l’Histoire sur une terre qui en était sortie. Une bataille nouvelle, et féroce, entre fondamentalistes et modérés, terroristes et musulmans des lumières. Et un Premier ministre qui – cas unique dans les pays dits du printemps arabe – a passé l’essentiel de sa vie à la tête d’une branche de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme où il a concrètement appris ce que démocratie veut dire. Nous en sommes là. Et la Libye est, pour cette raison, celui des pays arabes ayant dégagé leurs dictateurs qui mérite le plus notre sympathie et notre aide.


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