On n’en a pas fini avec l’Iran. D’abord, bien sûr, à cause de Sakineh, qui jouit d’un nouveau sursis mais reste emprisonnée, au secret, son propre fils lui aussi à l’isolement – et l’exécution de la sentence pouvant survenir à tout moment : « Sakineh est en bonne santé », a eu le culot de déclarer, dans un sommet d’ignominie, le chef de la justice locale de Tabriz… Mais à cause, aussi, de deux affaires, je n’ose dire deux nouvelles affaires, car elles sont connues, l’une comme l’autre, depuis déjà plusieurs mois – mais, enfin, à cause de deux affaires dont on a peu parlé, trop peu parlé, alors qu’elles en disent tout aussi long sur la cécité, la lâcheté, l’absence de réflexes démocratiques de l’Occident face à l’Iran.

La première concerne la Journée mondiale de la philosophie organisée, chaque année, en novembre, par l’Unesco et dont il a été décidé qu’elle se tiendrait cette fois… à Téhéran ! Devant l’incrédulité et l’émotion qu’a suscitées la nouvelle dans les cercles philosophiques, les organisateurs ont tenté de noyer le poisson en programmant une préouverture, à Paris, le 18 novembre, puis une série de rencontres, les jours suivants, à Mexico, Tunis ou Dakar – mais sans aller, pour autant, jusqu’à annuler les journées de Téhéran. En sorte que, si les choses restent en l’état, on « philosophera », du 21 au 23 novembre, dans l’une des capitales mondiales du fanatisme et de la tyrannie. On parlera « théorie et pratique » – le thème de ces journées – dans un pays où, en août 2009, après les manifestations contre le trucage des élections, on a banni des universités l’enseignement des humanités. On débattra des moyens de « progresser vers l’excellence » – autre thème de ces journées – sous la présidence d’un « penseur » (Gholam Ali Haddad-Adel) dont le plus grand mérite semble être d’avoir marié sa fille au fils du Guide suprême et en présence de deux autres (Mohammad-Javad Larijani, l’ayatollah Mesbah Yazdi) à qui l’on ne connaît pas beaucoup d’autres titres philosophiques que, pour l’un, une fine théorie sur la relative « humanité » de la mort par lapidation et, pour l’autre, une délicate analyse de la « race » juive décrite comme « la plus corrompue du monde ». Et je ne parle même pas du fait que les philosophes iraniens contemporains sérieux – Ramin Jahanbegloo, Daryoush Ashouri, Mohammad-Reza Nikfar… – sont tous interdits de parole dans leur pays et seront donc remplacés – c’est officiel – par des collègues exclusivement venus de la sainte ville de Qom… On se pince pour y croire. On reste abasourdi par le caractère ubuesque de la situation. Mais c’est pourtant bien ce qui se passera si :

1. Les 400 philosophes étrangers invités (et dont la liste est tenue secrète pour éviter, sic, les pressions des boycotteurs) n’ont pas l’élémentaire dignité de se décommander ; ou si :

2. La directrice de l’Unesco (dont l’élection, j’en sais quelque chose, a suscité, il y a un an, quelque espérance) ne prend pas, très vite, la décision de repousser à l’après-Ahmadinejad une manifestation qui, pour l’heure, ne peut que cautionner un régime qui censure, exile, emprisonne, assassine la pensée libre. L’Unesco n’en est pas à une forfaiture près. Mais celle-ci serait de taille. Et, le ridicule s’ajoutant au déshonneur, il n’est pas sûr qu’elle s’en remette.

La seconde affaire concerne la création d’ONU-Femmes, cette nouvelle agence des Nations unies chargée de promouvoir la cause des femmes dans le monde et où la région Asie a envoyé siéger, au directoire de 41 membres chargé de piloter la chose, une représentante… du gouvernement iranien. La vérité oblige à dire qu’il y a un autre pays que proposait le groupe Asie et dont le choix n’était guère plus heureux : le Pakistan. Pis : il semble que, dans le contingent de délégués réservé aux pays dits « donateurs », il y en ait un troisième dont la présence, dans ce conclave, est à peine moins incongrue – l’Arabie Saoudite. Mais enfin l’Iran… Le pays de Neda et de Sakineh chargé de faire avancer les droits des femmes… L’un des derniers endroits du monde où l’on condamne les épouses adultères à la lapidation censé promouvoir l’égalité entre les sexes et la lutte contre les discriminations… On voudrait croire à une blague. Ou, même, à une provocation. Mais non. C’est la réalité. C’est l’état, aux Nations unies, de ce rapport de forces que l’on a déjà vu opérer dans la composition de la commission des Droits de l’homme ainsi qu’à Durban I et II. Et c’est, en la circonstance, une gifle à toutes les femmes de la planète ; un crachat sur le visage des plus humiliées et martyrisées d’entre elles ; c’est une insulte au bon sens et un affront à la simple décence ; et c’est la garantie, de surcroît, que cette nouvelle agence est d’ores et déjà paralysée et, donc, mort-née. Appel à l’ex-présidente du Chili, Michelle Bachelet, qui, après moult tergiversations, a accepté la direction de ce machin : qu’elle use de son prestige pour récuser cette nomination insensée. Appel à Ban Ki-moon, que l’on n’a bizarrement pas entendu tout au long de l’affaire Sakineh : qu’il mette dans la balance ce qui lui reste d’autorité pour bloquer une décision dont l’inconséquence ferait sourire si elle n’était potentiellement tragique. Un commissaire iranien dans une agence chargée des droits des femmes, c’est comme un polpotien chargé des droits de l’homme ou un néonazi luttant contre l’antisémitisme : les Nations unies ne pourront pas éternellement jouer avec le pire ; le moment approche où, de petits arrangements en grandes reculades, de concessions culturalistes en coups de force totalitaires, c’est l’institution même qui sera bonne à mettre à la casse.


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