Jérusalem est, évidemment, et depuis toujours, la capitale d’Israël.

Et il y a quelque chose, non seulement d’absurde, mais de choquant dans le tollé planétaire qui a suivi la reconnaissance, par les États-Unis, de cette évidence.

D’où vient, alors, mon malaise ?

Et, deux semaines après cette annonce que j’attendais, moi aussi, depuis des années, pourquoi cette inquiétude qui m’étreint ?

D’abord Trump. Je sens trop le côté gros malin, acculé par des défaites diverses et consécutives, qui a trouvé là son coup fumant de fin de première année de mandat. Ami des juifs, dit-il ? Protecteur et saint patron d’Israël ? Pardon, mais je n’y crois guère. Je ne pense absolument pas que Donald Trump soit mû par le sentiment d’une union sacrée de l’Amérique et d’Israël ou, comme on disait déjà du temps des Pères pèlerins des États-Unis, de la nouvelle et de l’ancienne Jérusalem. Je n’imagine pas l’âme de Trump disponible, de quelque façon que ce soit, à la reconnaissance de la singularité juive, à la célébration des paradoxes de la pensée talmudique ou au goût de l’aventure qui animait la geste ardente, lyrique et héroïque des pionniers laïques du sionisme. Et je ne pense pas davantage que les fameux néo-évangélistes qui forment, paraît-il, ses bataillons d’électeurs les plus solides aient la moindre idée de ce qu’est, en vérité, cet État nommé par des poètes, bâti par des rêveurs et poursuivi jusqu’à aujourd’hui, dans le même souffle ou presque, par un peuple dont le roman national est semé de miracles rationnels, d’espérances sous les étoiles et de ferveurs logiques. Eh bien ? Eh bien, l’Histoire nous apprend qu’un geste d’amitié abstrait, insincère, délié de l’Idée et de la Vérité, amputé de cette connaissance et de cet amour profonds qu’on appelle, en hébreu, l’Ahavat Israël, ne vaut, finalement, pas grand-chose – ou, pire, elle nous enseigne comment, en vertu d’une mauvaise chimie des fièvres politiques dont le peuple juif n’a eu que trop souvent à endurer l’épreuve et les foudres, il y a tous les risques que ce geste, un jour, se retourne en son contraire.

Et puis, ensuite, la précarité d’Israël. J’aime, moi, ce pays. Je connais (un peu) et j’aime (infiniment) son aventure si téméraire et si belle. J’aime son universalisme rétif. J’aime, chez ceux qui y habitent, qu’ils aient ou non la tête couverte, qu’ils soient lecteurs d’Appelfeld, Yehoshua et Amos Oz ou, au contraire, du lumineux Rav Aaron Steinman, décédé le 12 décembre à l’âge de 104 ans et qui seul décida mon ami Benny Lévy à quitter sa chère France, chez tous, oui, j’aime la certitude qu’ils ont d’œuvrer pour l’humanité et d’engager le reste du monde par leurs inventions et leurs études. Et j’aime, bien entendu, Jérusalem ; j’aime cette ville multimillénaire, cette ville de Jacob et de Melchisédech, roi de Chalem, cette ville de Hillel et de Chammaï, cette ville de Jésus, cette ville des rabbis chassés par Rome et qui errent dans son désastre. Mais voilà. Je sais aussi combien tout cela est incertain. Je sais qu’il y a là un mélange unique de poésie, de noblesse et de catastrophe en suspension. Et je sais que ce mélange est d’une extraordinaire fragilité, comme est extraordinairement fort et fragile, dans son paradoxe historique, dans sa volonté de mettre un peuple à l’abri d’une double muraille de granit et de mots, le petit État d’Israël. Et je ne crois pas qu’un coup de dés ou de poker politique, je ne crois pas qu’une reconnaissance diplomatique mal pensée, non négociée et détachée de tout effort de paix globale et juste soient de nature à renforcer ce qui demeure, à mes yeux, l’essentiel : la légitimité d’Israël, au côté du futur État palestinien, sur une terre à laquelle la mémoire de son peuple, son désir et ses prières l’avaient depuis des siècles destiné mais où il demeure, aujourd’hui encore, si terriblement vulnérable.

Je pense, ce matin, aux hommes qui, voilà presque soixante-dix ans, si peu de temps après l’horreur, ont réinventé, les armes à la main, l’« État des juifs ».

Je pense aux rescapés de l’Europe viennoise ou berlinoise qui ont dit « plus jamais ça » en s’affrontant à l’âpreté des palmiers et des poussières du désert.

Je pense à ces réfugiés faméliques, venus des ghettos et des yechivot de Pologne et de Lituanie, qui se muaient en bâtisseurs de villes.

Je pense aux anciens dhimmis fuyant les pays arabes voisins et voyant dans cette patrie nouvelle la chance enfin offerte d’un havre et d’un recours contre l’éternel retour de la persécution.

Je pense à ces nouveaux immigrants qui fuient, en ce début de XXIe siècle, les territoires perdus des républiques européennes.

Je pense à ce pays toujours aussi isolé et qui lutte avec cette solitude, tous les jours, pied à pied, avec le même subtil mélange de foi, de force et de ruse qui fit que son ancêtre Jacob triompha finalement d’Esaü.

M. Trump a-t-il pensé à tout cela quand il a mis ses petites mains dans le dossier « Jérusalem » ?

A-t-il pensé aux enfants d’Israël qui ont eu tout juste la durée d’une vie d’homme pour reprendre souffle et s’endurcir ?

C’est à eux que je pense ce matin.

C’est pour ces enfants, qui respirent l’air de la pierre sainte et dont la respiration m’est chère, que je tremble en ces derniers jours de l’année.

Il eût été tellement mieux d’inscrire cette carte maîtresse – en anglais ce trump – qu’était la décision de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël au cœur d’une vraie paix qui seule garantirait leur imprescriptible droit à l’existence et à la sécurité !

Mais le 45e président des États-Unis n’en avait cure : il faisait un coup politique – il ne songeait visiblement pas à faire l’Histoire.


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