Comment parler de Dieu après Nietzsche ?

Comment, deux siècles après la Critique kantienne, en parler philosophiquement ?

Logos ou Talmud ?

Parler grec ou hébreu ?

Et si la pratique de la philosophie était, avant tout, un art du palimpseste ?

Quid, dans ce cas, de l’écriture enfouie que raturent inlassablement les philosophes dignes de ce nom ?

Qu’est-ce qu’une dette ?

Pourquoi la gratitude, dans l’ordre de la pensée, vaut-elle mieux que la fidélité ?

Ce que Levinas doit à Sartre ?

Sartre à Levinas ?

Comment il revint à un certain Pierre Victor, qui n’était pas encore redevenu Benny Lévy, de se faire l’agent de liaison entre les deux.

Qu’est-ce qu’un maître ?

Qu’est-ce qui, dans une pensée, inspire le plus – de l’enchaînement de ses raisons ou de son souffle ?

Si la réponse est, comme il semble, le souffle, comment ne pas conclure que les grandes doctrines sont toujours littéralement haletantes ?

Que la lecture est affaire, aussi, de respiration.

Qu’une bonne lecture est affaire soit, donc, de souffle – soit, à l’inverse, d’asphyxie.

Qu’on a tort, dans l’histoire des œuvres, de ne retenir que les accomplissements, les textes réussis, les pistes suivies jusqu’au bout et qui débouchent sur des concepts bien formés – car au moins aussi intéressants, riches de sens et de postérité, sont les esquisses, les ébauches abandonnées, l’humble tremblé des textes, les goulots où ils s’étranglent, les déchets que la pensée retranche de soi pour avancer.

Qu’en est-il du visage : le visible des traits ou une trace qui se retire ?

Que voulait-il dire, Levinas, quand il confiait à Derrida : je me moque bien de l’éthique, seule m’importe la sainteté ? Et à tel de ses disciples : toute la philosophie du monde peut se résumer à la seule et unique proposition de La République de Platon établissant que le Bien est au-delà de l’Être ?

Et qu’entendait-il, encore, quand il expliquait qu’être « sujet », c’est dire « me voici », juste « me voici », mais avec une ferveur, une force, une gloire, variables selon les dires ?

Et, s’exprimant ainsi, ne retrouvait-il pas, enfin, le plus improbable de ses contemporains : le Michel Foucault qui, au « souci de soi », opposait une « subjectivation » qui était le vrai nom secret du sujet ?

Telles sont, parmi beaucoup d’autres, quelques-unes des questions qui traversent Levinas, Dieu et la philosophie (Verdier), ce livre posthume de Benny Lévy issu – comme d’autres qui doivent venir et dont Léo Lévy, sa veuve, est en train d’établir le texte avec une précision dans la piété qui force l’admiration – du séminaire qu’il tint, à Jérusalem, dans les dernières années de sa trop courte vie.

La presse n’en parle guère, et c’est dommage.

Car ces 470 pages ne sont pas seulement la meilleure introduction à la lumineuse pensée de celui – Levinas – qui fut notre maître commun : c’est aussi un livre de philosophie vivante signé d’un nom – Benny Lévy – dont on n’a pas fini de mesurer le poids spécifique dans le siècle.

Le siècle ? Le XXe, naturellement. Ce siècle de fer et de sang, cet âge de ténèbres, qui a vu s’éteindre, tour à tour et ensemble, les lumières de la Raison, la foi dans la Philosophie et la confiance dans une Histoire censée donner sens à nos vies.

Benny Lévy ? Une œuvre rare, pour l’essentiel orale, où l’on voit un Socrate juif frotter sa parole vive à celle de la compagnie de disciples qui l’escortèrent dans sa dernière aventure – et, dans le feu de cette interlocution, au fil de ces vingt-trois séances d’une purification de l’intelligence et de l’esprit, d’une montée vers l’essentiel et vers l’Unique dont le seul véhicule était l’« acharnement dans les mots », aiguiser, affûter, marteler, le tranchant de ses réponses à ce qu’il n’appelait pas le nihilisme mais qui y ressemblait singulièrement.

Dépasser le nihilisme ?

En conjurer l’impasse, s’en délivrer ?

Tenter de comprendre, autrement dit, d’abord ce qui s’est réellement passé dans l’envers et l’endroit de l’histoire (moderne) des idées – ensuite de quels moyens (théoriques, pratiques) nous disposons quand nous décidons de ne pas nous résigner aux pensées faibles, piteusement moralisantes, minimales, qui prétendent porter remède à la dévastation ?

Mes lecteurs commencent à le savoir : c’est à mes yeux, plus que jamais, la seule tâche qui vaille pour la pensée.

Eh bien, je les informe aujourd’hui qu’ils auront peine à trouver, au milieu de ce chemin, dans cette forêt obscure qu’est l’ignorance contemporaine et où, comme dit le poète, la voie droite paraît perdue, meilleurs guides et réconforts que les livres occultés de Benny Lévy.


Autres contenus sur ces thèmes