Sa voix perçante et claire.

Sa voix lumineuse et forte.

Cette voix perchée, qui descendait en cascade jusqu’au rire.

Cette voix qui partait du sommet, des zones hautes de l’esprit, cette voix qui prenait son élan et venait, ensuite, jusqu’à nous.

C’était une voix de pensée, comme on dit une voix de tête.

C’était une voix qui sonnait juste, comme toujours les voix intelligentes.

Mais c’était, aussi, une voix physique, vibrante de sensualité, une voix de feu – la voix du cinéma français dont les harmoniques ont troublé tous les Antoine Doinel de tous les âges de Marie-France : ne disait-elle pas, comme Mme du Deffand, qu’il n’y a que les passions qui fassent penser – et, inversement, la pensée qui nourrit les passions ?

C’était une voix qui sonnait faux, étrangement et adorablement faux – cet art du faux des grandes actrices quand elles se sont glissées dans la voix d’une autre, l’ont infiltrée et s’en incorporent, en la quittant, des points de mélodie : n’y avait-il pas, autour de Marie-France, des ombres de voix, des voix flottantes, qu’on aurait dit prises à une autre ; et c’est vrai qu’elles l’étaient, prises à une autre – ses doubles de fiction, ses soeurs de cinéma, qui ne la lâchaient jamais tout à fait ?

Je me souviens de l’époque où lui restait, quoi qu’elle fasse, comme une liberté supplémentaire, un peu de sa voix mutine, coquine, dans “Barocco”.

Je me souviens de ce drôle de timbre, trop précis, trop distinct, un peu froid, dont son rôle dans “La banquière” lui avait laissé le pli.

Je me souviens de son “Foutaises, foutaises” comme d’une onde longue d’irrévérence et de toupet dont l’écho revenait, telle une piste fantôme, dans une discussion savante ou un meeting politique – et c’était toujours très drôle.

Et cette fièvre, contractée chez les Brontë, et dont il n’est pas sûr qu’elle ait jamais guéri.

Et cette tonalité canaille qu’elle a gardée, quelques semaines, peut-être plus, après son interprétation géniale de Mme Verdurin dans ce “Temps retrouvé” qui lui allait si bien.

La voix de Marie-France, sa vraie voix, était étincelante et espiègle.

Spirituelle et grave.

C’était une voix affirmée, catégorique, à l’image de l’intellectuelle qu’elle était aussi ; et, pourtant, désinvolte, tout en doutes et pirouettes, “mais non, ce n’est pas si grave, n’en faites pas non plus toute une histoire” – et, là, c’est l’écrivaine qui parlait, la romancière exigeante dont je fus si heureux de voir arriver, un jour, “Le bal du gouverneur” puis “Je n’ai aimé que vous”.

C’était une voix sans réplique, littéralement désarmante – c’était une de ces voix auxquelles il vaut mieux ne pas se frotter : voix contre voix, c’est toujours elle qui l’emportait et gare à qui prétendait lui disputer cette royauté ; mais c’était, en même temps, une voix gracieuse et poétique, pleine de fantaisie, et qui savait être douce.

Ce n’est pas si courant, une voix.

Y en a-t-il tant, des femmes autour de nous dont la voix signe l’allure ?

Combien sont-elles, dans ce siècle sans voix, à affirmer ce que Barthes, son voisin, son ami, appelait le grain d’une voix ?

Je me souviens de la première fois où j’ai entendu cette voix, acide et généreuse, piquante et charmante – unique. C’était il y a trente-cinq ans. Il était question d’un fils de famille à qui son père avait offert, au lieu d’une voiture de sport, un journal. Mais elle eut aussitôt l’élégance de se moquer d’elle-même, comme si sa voix était une arme qui se retournait, aussi bien, contre soi.

Je me souviens de la dernière fois, au téléphone, il n’y a pas très longtemps. Les mêmes inflexions. La même courbe chantée. La même fragilité que les années n’avaient pas aguerrie. Elle persiflait sur la petite comédie qu’elle devinait derrière les grands engagements et, en même temps, les encourageait. N’a-t-elle pas été de tous les beaux combats des femmes de son temps ? N’a-t-elle pas prêté sa voix au beau voir de la plus engagée des écrivaines du XXe siècle ?

Elle avait la voix qui tremblait parfois, comme si elle avait froid – c’est juste ses démons qui revenaient.

Elle avait la voix, d’autres fois, qui exultait comme les terres ardentes de son enfance – mais c’était peut-être trop et l’on sentait une surtension qui l’éprouvait, une électricité impossible à couper et qui devait, aux heures grises, la laisser épuisée.

Il y avait des époques dans sa voix et, donc, de la nostalgie cachée.

Il y avait tout ce qu’elle avait perdu, comme chacun d’entre nous, mais dont elle ne faisait pas le deuil – ses maîtres de cinéma, Paula.

Il y avait tout ce que sa belle vie y avait ajouté – l’amour de son mari, le visage de ses enfants, l’éternelle fidélité de ses amis.

Cette voix qui, plus encore que son sourire, presque plus que son regard, s’attache, dans mon souvenir, à elle – cette voix vivante, mais désormais sans écho et qui vibre dans le silence, elle nous manque.


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