Tout le monde, à New York, ne parle que de cela. Le livre. Le scandale. Le récit extraordinaire, par Bob Woodward, des coulisses de l’entrée en guerre en Irak. Et la découverte, stupéfiante pour les Américains, de l’étrangeté des processus de décision à la Maison-Blanche au temps de Bush. Les relations, presque comiques tant elles sont exécrables, entre Cheney et Powell. La nullité de George Tenet, le patron de la CIA, apportant au président son paquet d’informations foireuses sur les armes de Saddam et lui disant : « c’est du béton ». La légèreté de Bush lui-même. Sa désinvolture insensée. Le deal offert par les Saoudiens : « si vous attaquez l’Irak, nous baissons le prix du baril de pétrole et vous faisons gagner vos élections ». Le tout auréolé du sérieux prêté, à juste titre, aux enquêtes d’un Woodward dont nul, ici, n’oublie qu’il fut, avec Carl Bernstein, le tombeur légendaire de Nixon. Il était, hier, l’invité du « 60 minutes program », avant un autre segment où je parlerai, moi, du futur procès de Saddam Hussein et de son sulfureux avocat, Jacques Vergès. Il sera, tout à l’heure, chez Charlie Rose, le must des talk-shows new-yorkais. Fébrilité. Polémiques. Commentaires sans fin dans la presse écrite. Discussion, ce soir, à toutes les tables du Spice Market, le restaurant branché du bas de la ville, sur le thème : « tournant, ou non, de la campagne ? atmosphère, déjà, de commencement de fin de règne ? » Woodward contre Bush. Un incontestable parfum d’Irakgate.

Mariage de Salman Rushdie avec la belle actrice indienne Padma Lakshmi. Un grand studio, toujours Downtown. La petite troupe des amis, venus de tous les coins du monde : Londres, Paris, Delhi, Berlin, Islamabad. Les deux familles : surtout, il me semble, celle de la mariée. Un représentant du maire de New York : solennel, intelligent. On commence par la lecture d’un texte sacré hindou. Puis un poème de Tagore adapté par Neruda. Puis Shakespeare. Puis un autre texte indien. Puis l’échange laïque des anneaux. Puis, encore, un charmant moment où Salman est supposé enfiler une bague à l’un des doigts du pied nu de son aimée et n’est plus capable, tout à coup, tant il est ému, de distinguer son pied droit de son pied gauche. Pas l’ombre, me semble-t-il, d’un élément de rite musulman (sinon, peut-être, la musique sur laquelle Padma fait son entrée pour venir rejoindre Salman sous le chapiteau de roses où le représentant du maire va les unir et qui est, je crois, du grand chanteur pakistanais d’origine soufie Nusrat Fateh Ali Khan). L’atmosphère est bon enfant. Mylène Farmer, Arielle Dombasle et Paul Auster devisent avec les cousins de Bombay. Francesco Clemente, Iman Bowie, Brice Marden et Christian Louboutin félicitent la maman. On dîne. On danse. On applaudit beaucoup. C’est à peine si l’on aperçoit, parfois, un gaillard qui pourrait être un agent de sécurité. Je connais Salman depuis les premiers jours de la fatwa. Je l’ai accompagné à chacune des étapes, ou presque, de son calvaire. Et c’est la première fois, en quinze ans, que je le vois si gai, si serein – c’est la première fois que je le rencontre sans sentir, au-dessus de sa tête, le poids de la tragédie suspendue. Bonheur. Poésie. Pluie de pétales de roses. Magie de l’amour triomphant. Et aussi, pourquoi ne pas le dire ? un magnifique pied de nez à ceux qui, si longtemps, pensaient l’avoir définitivement empêché de vivre – une vraie victoire, palpable, contre la sale folie des intégristes.

L’autre grande question, notamment chez les démocrates : « Ben Laden ? quand arrêtera-t-on Ben Laden ? et quel effet la chose aura-t-elle sur la réélection, ou non, de Bush ? » Deux camps, en vérité. Ceux qui prêtent à la CIA toutes les habiletés et qui nous disent, en gros : « elle sait où se terre Ben Laden et elle attend, pour aller le chercher, le moment d’efficacité électorale maximale – trop près de l’échéance, ça fera coup monté ; trop loin, ça aura tout le temps de perdre son effet ». Ceux qui, à l’inverse, ne croient plus – cf. Woodward – en cette puissance secrète et démoniaque des services : « ils sont nuls ou ils ne le sont pas ; et si l’on pense qu’ils le sont, si l’on pense qu’ils se sont ridiculisés dans la préparation de la guerre en Irak, alors il faut être cohérent et ne pas leur prêter, soudain, tous les pouvoirs sous prétexte qu’il s’agirait de la capture de Ben Laden ». Je me méfie toujours, pour ma part, des théories qui font la part trop belle au complot. Sauf que, en l’espèce, il y a aussi les services pakistanais qui ont fait, eux, maintes fois la preuve qu’ils savent très exactement où se trouvent les responsables d’Al-Qaeda et à quel rythme, quel moment, en échange de quoi il convient de les livrer : l’un, le jour anniversaire du 11 septembre ; l’autre, la semaine du débat, au Sénat, sur le montant de l’aide américaine à Islamabad ; le troisième, la veille du vote à l’ONU de la résolution sur la guerre en Irak et alors que Moucharraf sait qu’il s’abstiendra et qu’il lui faudra se faire pardonner son abstention ; quand, alors, au terme de quel marchandage, l’assaut à la cache de Ben Laden par ses protecteurs de l’Isi ? C’est, cette semaine, à New York, la seule question qui vaille.


Autres contenus sur ces thèmes