Eh bien me revoici, dans cet amphithéâtre de New York University, pour parler d’un écrivain que je tiens moi aussi, comme vous tous, comme tous les organisateurs de ce colloque, comme vous, cher Paul Audi, pour l’un des écrivains français majeurs du XXe siècle. Je ne sais plus très bien ce que j’avais en tête lorsque je vous ai proposé, il y a maintenant plusieurs mois, ce titre, « Le cas Gary ». Peut-être pensais-je au côté touche-à-tout de l’auteur des Racines du ciel. Peut-être avais-je en tête ce mélange en un seul homme, et une seule vie, d’un romancier de génie, d’un journaliste extraordinaire, d’un cinéaste, d’un grand vivant, d’un diplomate de qualité, d’un essayiste, du juif messianique dont Paul Audi nous parlera tout à l’heure, d’une sorte de philosophe. Peut-être étais- je fasciné par le mélange si réussi, en lui, de l’écrivain et de l’homme d’action – je suis fasciné, de fait, par ce romancier exemplaire, rêvant sa vie, vivant ses livres, à mi-chemin du texte et du geste, grand inventeur de ce que j’ai appelé un jour (et le mot, pour moi, le caractérise si parfaitement !) des « gextes » magnifiques. Gary, en ce sens, frère de Malraux. Frère cadet, sans doute. Frère plus obscur et pathétique. Mais frère tout de même. Portant aussi haut que lui cet art extraordinaire du double fil doublement tressé : action et littérature, littérature et action, l’une à l’appui de l’autre, l’autre entrelacée à l’une. Avec, par parenthèse, cette particularité supplémentaire, cette bizarrerie de dosage, qui fait que, contrairement à l’auteur de L’Espoir, contrairement à Hemingway ou Malaparte, il ne fait quasiment pas appel à sa vie pour nourrir ses romans. Il est l’un de nos grands Français Libres. Il est l’un de nos très rares écrivains ralliés tout de suite au général de Gaulle. Il est celui qui prend le bateau pour Londres, depuis Bordeaux, trois jours avant l’Appel du 18 juin, trois jours ! et il fait, ensuite, une guerre magnifique. Il se bat, comme vous savez, en Abyssinie, en Lybie, en Palestine, en Syrie. Or voici que vient le moment d’écrire un roman de guerre. Voici qu’il est question de rédiger Education européenne. Et, au lieu de puiser dans cette expérience, au lieu d’aller chercher dans ce matériau de première main de quoi nourrir son récit, au lieu de lire dans sa propre vie, dans ses propres actions d’éclat, dans son héroïsme personnel, le témoignage véridique propre à forger la fiction à laquelle il s’attelle, il nous fabrique une intrigue sur une guerre qu’il n’a pas vécue et qui est la guerre de résistance des Polonais… Quand j’ai dit « le cas Gary », j’ai sans doute pensé aussi à cet autre mi-chemin qu’est son mi-chemin entre les deux langues, l’anglais et le français, les livres écrits dans l’une, traduits dans l’autre, repris dans la première ou l’inverse – étant entendu (il y a un texte, là-dessus, dans le numéro des Cahiers de L’Herne qu’a dirigé Paul Audi et que je recommande chaudement) étant entendu qu’aucune de ces deux langues n’était sa langue maternelle et qu’on a donc, ici, le cas unique au monde d’un écrivain écrivant dans deux langues qui sont toutes deux des langues d’emprunt, toutes deux des langues étrangères ! Mais bon. Ne tardons pas davantage. Le cas Gary, pour moi, c’est d’abord l’affaire Ajar. Le cas Gary, c’est cette aventure unique dans l’histoire de la littérature, extravagante, démente, irréductible à tout ce que nous connaissons, ailleurs, dans le même genre, qu’est l’aventure hétéronymique de Romain Gary.

1

Tout commence au début des années 70. Gary est un écrivain célèbre et célébré. C’est un écrivain français, connu dans le monde entier, consacré. Il y a eu des moments, dans les décennies passées, où les choses sont allées moins bien. Il a été maltraité par la critique. Il a été l’objet de rumeurs pour le moins désobligeantes. On a écrit qu’il n’écrivait pas ses livres. On a raconté qu’il avait trouvé le manuscrit d’Education européenne dans les poches d’un aviateur polonais mort au combat qu’’il aurait dépouillé. Au moment des Racines du ciel et de son prix Goncourt, on est allé jusqu’à murmurer que ce métèque improbable, cet écrivain même pas français, ce Russe, ce Polonais, ce type dont on ne sait ni d’où il sort ni qui il est, on a suggéré qu’il n’avait pas pu écrire seul un chef-d’œuvre pareil et que le livre avait été réécrit, forcément, par son éditeur américain. Mais tout ça, c’est le passé. Sa situation, depuis quelques années, est incroyablement meilleure. Il pourrait, il devrait, jouir de son succès enfin incontesté. Sauf qu’il est à un moment de sa vie où – comment dire ? – il suffoque dans sa propre identité. Ses livres paraissent. Ils ont du succès. Ils figurent en bonne place dans les listes de best-sellers. Mais il a l’impression bizarre que les gens les achètent mais ne les lisent pas. Ou ne les lisent qu’en apparence. Ou que, s’ils les lisent, ils ne les attendent plus vraiment. Oui, c’est ça, il a le pénible sentiment d’être si bien admis, si parfaitement incorporé dans le paysage, de faire si totalement partie des meubles de la littérature française contemporaine, que l’on n’attend plus rien de lui. Et puis il a, deuxièmement, l’impression non moins étrange, quasi physique, que ses livres sont embarrassés, éclipsés, éteints par l’ombre qu’il leur fait, lui, Gary – l’impression, si vous préférez, que son personnage, sa gloire et sa réputation, son image si pittoresque d’aventurier déambulant sur le boulevard Saint-Germain avec ses chapeaux de cow-boy et ses ponchos mexicains extravagants, sa biographie, le parfum de soufre, de charme ou de légende qui flotte autour de son nom, que tout cela est devenu comme une grande ombre assombrissant ses textes. Il l’a voulue, cette légende. Il l’a faite, de ses propres mains. Il a vraiment joué sa partie aux deux tables du casino, l’œuvre et la vie, les songes littéraires et la mythologie vécue. Mais voilà que, tout à coup, son image le mange. Elle le dévore. Elle est devenue si énorme, si imposante, que l’on ne voit plus qu’elle et qu’elle cannibalise les livres. J’ai un souvenir précis de cette période. On est en 1977. Peut-être 1978. Nous venons de faire connaissance, à la suite de la parution de ma Barbarie à visage humain qu’il avait lue aussitôt. Et je me souviens du vrai malentendu qu’il y avait entre, d’un côté, le jeune normalien que j’étais et qui ne s’intéressait qu’au mari de Jean Seberg, à l’ancien consul à Los Angeles, au personnage éminemment romanesque, au cinéaste des Oiseaux vont mourir au Pérou – et lui, de l’autre côté, qui n’avait qu’une idée en tête, qu’une envie : parler littérature, vraiment littérature, ses livres, sa langue, sa théorie et son art du roman, à commencer par Pour Sganarelle, cet essai énorme, six cents pages, peut-être sept cents, qu’il venait de publier, où il pensait avoir réglé leur compte aux structuralistes, nouveaux romanciers et autres modernes et dont, pour être franc, je me fichais complètement. Gary, à ce moment-là, en a marre du mari de Jean Seberg. Il en a marre d’être le correspondant français de Gary Cooper. Il n’en peut plus, quand un jeune homme vient le trouver, qu’on ne le fasse parler que de bêtises alors que la seule chose dont il aurait envie serait d’en découdre avec ces modernes (Barthes, Sollers, Robbe-Grillet) qui tiennent le haut du pavé et qui l’humilient par leur morgue. Il fait quoi, alors ? Il se sort comment de cette suffocation ? Eh bien il trouve une solution. Il trouve, comme dirait Sartre, une issue à cette situation que l’époque lui fait. Et cette issue, cette solution, cette formule pour se débarrasser de ce moi qui est devenu l’ennemi de ses livres car c’est à lui que l’on pense au lieu de penser aux livres, l’arme qu’il invente pour tuer ou neutraliser ce cannibale terrifiant qui le dévore tout cru, la solution, donc, c’est de s’inventer un masque, c’est-à-dire un pseudonyme. C’est le moment où Michel Foucault, dans Le Monde, donne l’interview célèbre, intitulée, je crois, « Le philosophe masqué », où il propose une année où écrivains et éditeurs décideraient que les livres seraient publiés sans nom d’auteur. Eh bien voilà. Gary le prend au mot. Et il décide de commencer une nouvelle œuvre qu’il publiera, non pas sans nom, mais sous un autre nom. Prendre un masque pour mieux être soi. Choisir un pseudo pour redonner leur chance à ses livres. Devenir un autre pour se réapproprier son être. Fabriquer un beau mensonge pour faire entendre sa vérité. Se taire, en d’autres termes, pour qu’on vous écoute enfin et se donner un nouveau moi pour être entendu comme au premier matin. C’est une logique classique. C’est Foucault mais c’est aussi, avant lui, tous les inventeurs de pseudonymes dans l’histoire de la littérature. Sauf que Gary va introduire dans le modèle classique un certain nombre de bizarreries.

La première. Si ce que je viens de dire est vrai, si la démarche est bien celle que je décris, le geste a un but et un seul : cette œuvre à laquelle il tient tant, cette œuvre à laquelle il imposait son ombre, faire qu’elle soit enfin vue, lue, pour ce qu’elle est. C’est la démarche de Pierre Louÿs pour Les Chansons de Bilitis. Celle de Mandiargues. Ce fut sa démarche à lui, Gary, quand, dix ou quinze ans plus tôt, il a déjà joué à ce jeu du pseudo en inventant Fosco Sinibaldi pour L’Homme à la colombe ou Shatan Bogat pour Les Têtes de Stéphanie. C’est la logique classique de ceux qui pensent, je le répète, que leur moi social fait de l’ombre à leur moi littéraire et qui obligent ce moi social à prendre du champ et baisser pavillon. Or la première bizarrerie c’est que, sous ce nouveau nom censé juste permettre à l’ancienne voix de mieux se faire entendre, il produit des livres bizarres dont on voit bien, avec la distance, qu’ils n’ont pas grand-chose à voir, justement, avec cette ancienne voix – il émet un son nouveau, très surprenant, qui n’est pas juste « l’ancienne voix » débarrassée de son parasite et réussissant à se faire entendre. C’est un style étrange. Un univers farfelu et cocasse. Ce sont des histoires de petits beurs de la Goutte-d’Or ou de vieux juifs facétieux dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont raccord ni avec l’Hollywoodien mirobolant ni avec le type très Quai d’Orsay qu’il était dans sa vie sociale. Des personnages rocambolesques. Momo. Madame Rosa. Un nouvel univers. Un nouveau monde. Et, donc, une nouvelle œuvre avec des livres complètement différents. On dira ce qu’on voudra. On peut dire, comme il l’a lui-même dit, que tout était déjà dans Tulipe. On peut trouver dans ses autres romans, les romans de sa première manière, des annonces, ou des pressentiments, du monde de La Vie devant soi. On peut faire, comme tous ces universitaires, prophètes de l’après-coup, qui consacrent des volumes à nous expliquer que c’est le même monde, la même œuvre, et que les livres signés Gary et les livres signés Ajar procèdent de la même source. On peut expliquer par exemple que les rapports entre Momo et Madame Rosa sont un remake baroque, parodique, mais réussi, voire abouti, de la relation mère-fils telle que l’avait posée La Promesse de l’aube. C’est faux. Et, quand on regarde bien, on s’aperçoit que c’est comme s’il avait foré dans une autre nappe phréatique, complètement distincte, et qui ne communiquait pas avec la première ; c’est comme s’il puisait dans un autre imaginaire, complètement différent de celui de La Promesse ou d’Education et que rien n’annonçait dans les livres d’avant ; on a l’impression, vraiment, qu’avec Ajar, avec ce nouveau nom d’Ajar, c’est un vrai nouveau « moi profond » qui surgit et s’installe sur le devant de la scène. Il y a un beau texte de Nancy Huston, dans le numéro des Cahiers de L’Herne, où elle reprend complètement les relations de Gary à sa mère et montre que la réalité était loin, très loin, de l’image légendaire construite par La Promesse – un texte où elle raconte cette mère charmante mais abusive, terrible, lui enjoignant de devenir très vite Romain Gary, grand Français académique et solennel, au lieu du petit juif auquel il était urgent de donner congé. Eh bien c’est cela, finalement, qui se produit. Le retour du petit juif. Une façon de tordre le cou à cette statue intérieure que lui avait imposée sa mère et qui ne cessait de lui dire : « fais le Français, Romain ; pas le juif, le Français ; fais-nous des romans bien français, bien peignés, qui impressionneront ces messieurs du Quai d’Orsay. » Une façon de se rebrancher sur cet esprit d’enfance qu’il n’avait cessé, par ses mensonges et ceux de sa mère, par ses reconstructions fabuleuses, ses délires généalogiques, ses poses, de forclore et de faire taire. Ou une façon, pour le dire encore autrement, de laisser parler, soudain, ce que j’appellerai l’enfant emmuré en lui. Peu importe la façon dont on le dit. Quelque chose advient qui n’est pas seulement la vieille voix, plus claire, et qui se laisserait enfin percevoir. C’est une voix nouvelle, plus ancienne et néanmoins nouvelle, que nul n’avait jamais entendue et qui émet à l’abri, sous le pavillon, à l’occasion, du nom nouveau.

La seconde. Il fait ce que Mandiargues n’a jamais fait. Ni Louÿs. Ni Stendhal avec sa batterie de pseudos. Ni, bien sûr, Duras ou Sagan. Ni même Pessoa, le plus grand, le maître absolu en hétéronymie, qui reste un amateur à côté du dispositif qu’il est en train, lui, de mettre en place. Gary fait ce que nul, en vérité, n’a jamais eu l’esprit ni, peut-être, la force de faire avant lui. Afin d’être bien certain de se séparer de cette voix nouvelle, afin de la préserver et d’être bien assuré que sa gueule de vieux brigand ne polluera plus cette jeune voix nouvellement surgie, afin de bien aller au bout du processus qui consiste à dégager ses livres, à les délivrer de ce moi maudit qui leur faisait de l’ombre, à les libérer, il invente un autre gueule et il la dote, cette œuvre, de cette nouvelle gueule, de cet autre personnage, d’un autre auteur de chair et d’os dont la présence va être une garantie supplémentaire qu’on ne pensera plus au vrai auteur, c’est-à-dire à lui, le vieux et mal famé Romain Gary, dont je répète qu’il s’agit d’abord de l’évincer – et c’est l’entrée en scène, à l’automne 1975, de Paul Pavlowitch qui va, non pas exactement signer, mais porter les nouveaux livres et leur donner son visage. Le type, Pavlowitch, existe. Il a le triple mérite : a) d’être un son petit neveu et de lui être dévoué ; b) d’être assez proche de lui pour que s’expliquent, si on les découvre, d’éventuelles proximités de style et surtout, de vision du monde ; c) de correspondre assez exactement à ce que l’époque attend du grand écrivain – Pavlowitch a vraiment ce que mon amie et éditrice François Verny appelait une « gueule d’écrivain » ; lui, Gary, a une belle gueule, une gueule d’acteur américain, une gueule de star, une gueule de mari de Jean Seberg, mais il n’a pas cette gueule d’écrivain que l’ombrageux Paul Pavlowitch va avoir, si j’ose dire, pour deux. Et c’est cet homme, donc, qu’il met sur orbite ; c’est à lui qu’il demande de prêter son visage aux romans qu’il va maintenant écrire ; c’est à cette gueule, à ce personnage, qu’il va demander d’incarner ces nouveaux livres où parle la voix nouvelle et libérée. Pavlowitch est sa créature. Il est à lui, Gary, ce que Pinocchio est à Gepetto. Il est, pour prendre une autre image dont je ne peux pas imaginer qu’elle ne lui ait pas été familière, une sorte de Golem, ce géant à forme humaine, ce Frankenstein, créé, au XVIe siècle, à Prague, à partir d’une masse d’argile à laquelle il insuffle vie, par le rabbi kabbaliste qui est resté dans les mémoires sous le nom du Maharal de Prague. Il est, pour prendre une autre image encore, mais dont nous savons, là, pour le coup, qu’elle lui est familière puisqu’elle est au cœur de l’un de ses grands romans signés Gary, La Danse de Gengis Cohn, il est donc, lui, Gary, le Dibbuk, le génie, le malin génie, le bon ou mauvais esprit, le djinn, qui s’empare de l’âme de Paul, s’infiltre en lui, l’investit, prend le pouvoir au-dedans de lui et va lui dicter pensées, conduites et réflexes. Pour le dire dans les mots de la tradition littéraire française, il trouve la solution de l’énigme du Contre Sainte-Beuve. Il a, plus exactement, radicalisé, monté aux extrêmes, la problématique du livre de Proust. Séparation des deux moi ? Frontière étanche entre le moi social et le moi profond ? L’auteur mondain, l’homme en société, d’un côté – et, de l’autre, l’âme enfouie, inspiratrice réelle des livres ? Eh bien voilà. Ça n’a jamais été si étanche. Ça ne peut pas être plus étanche puisque ce sont deux entités distinctes qui se partagent les deux tâches. D’un côté lui, Gary, qui, seul, dans le silence et la nuit de la rue du Bac, fait le moi profond et écrit les livres ; et, de l’autre, Pavlowitch, son Pinocchio, son Golem, la marionnette qui va aller à la télé, répondre aux journalistes, se produire en société, parader. Division du travail. Le Contre Sainte-Beuve pris à la lettre. A l’énigme du Contre Sainte-Beuve, la solution enfin trouvée.

D’autant qu’il fait une troisième chose et qu’il ajoute une troisième variante, encore plus étrange, encore plus folle, à la tradition du pseudonyme. Pour que le travail soit parfait, l’étanchéité totalement bétonnée, pour qu’il y ait zéro risque que le vieux nom, l’ancien moi social, revienne corrompre et polluer les nouveaux produits du moi profond, pour se donner cent pour cent de garantie que le signifiant « Gary » ne viendra plus interférer avec les livres qu’il publie maintenant sous la signature d’Ajar et avec la gueule de Pavlowitch et qui ont, soit dit en passant, un très grand succès, pour rendre impossible une rumeur lui attribuant à lui, Gary, la paternité des livres publiés sous son nouveau nom, pour être bien certain que la deuxième œuvre vivra de sa vie propre sans risque de corruption par l’auteur public de la première, il prend une initiative folle et, je le répète, sans précédent : il organise le débat, la polémique, la bagarre, entre ses deux noms. C’est d’abord le vieux Gary, le Gary, si j’ose dire, officiel qui continue de publier des livres dans l’ancienne inspiration comme Clair de femme et qui, dans les interviews qu’il donne à cette occasion et qui côtoient parfois, dans les mêmes journaux, des interviews données et signées par Ajar, dit des choses du genre : « comme mon neveu est talentueux ! jeune et talentueux ! alors que je suis, moi, vieux, démodé, à bout de souffle. » Et c’est ensuite l’autre Gary, celui qui signe Ajar et que tout le monde pense être Pavlowitch, qui attaque, insulte, traîne dans la boue, détruit, le vieux Romain Gary, l’oncle, surnommé « Tonton Macoute » et proprement ridiculisé – c’est Ajar, donc, qui publie un livre intitulé Pseudo et où on lit, en gros : « Gary est un con, une vieille barbe, un escroc, un faux résistant, un imposteur ; je suis bien placé pour le connaître vu que c’est mon oncle et je suis obligé de dire que tout, chez cet homme, vraiment tout, est toc, chiqué, inventé. » Mieux, toujours dans le même livre, Pseudo, il va jusqu’à écrire : « cet homme est un tel salaud, un type tellement sans scrupules, une telle canaille, qu’il est capable de me voler ma jeune gloire en laissant courir le bruit, sous prétexte que je suis son neveu, que c’est lui l’auteur de mes livres. » Ou encore, autre variante, plus forte encore, plus perverse : « je vais lui jouer un tour ; il est tellement idiot que je vais lui jouer un tour dont il aura du mal à se remettre ; c’est moi qui vais lancer la rumeur qu’il est l’auteur de mes livres ; et il est tellement sot, tellement obsédé de respectabilité et d’honneurs, il est tellement malade de sa bonne société du Quai d’Orsay qu’il va avoir une attaque à la seule idée que l’on puisse l’associer à ces sales histoires de petits juifs et d’arabes, de vieilles putes, que je raconte dans mes romans. » Voilà. Toutes les précautions sont prises pour dissocier Gary et Ajar. La boucle est bouclée. La tragédie peut commencer.

2

Pourquoi la tragédie ? Parce qu’un certain nombre d’événements vont se produire à partir de là, qui n’étaient pas prévus au programme et dont l’enchaînement va avoir des conséquences dramatiques. Voici le premier. Le Golem se révolte contre son statut de golem. La marionnette, qui était supposée n’être qu’une marionnette dont lui, Gary, tirait les fils, se met à vivre de sa vie propre, bouger, prendre des initiatives, s’agiter. C’est des petites choses, d’abord. Des toutes petites choses. Comme mettre un costume de velours blanc le jour de son premier rendez-vous avec Simone Gallimard : « pas de velours blanc, gronde Gary, quand il l’apprend ! surtout pas de velours blanc ! tu es un écrivain, pas un dandy ; un pur, pas un sauteur ; c’est bon pour Tonton Macoute le velours blanc, pas pour son neveu génial ! » C’est le coup de folie dont il est saisi le jour où, ayant rendez-vous, à Copenhague, avec la journaliste du Monde Yvonne Baby, Paul prend l’initiative, contraire, là aussi, aux ordres, contraire aux consignes exprès de son marionnettiste qui lui avait dit et répété qu’un grand écrivain moderne se doit d’être mystérieux, mys-té-ri-eux, et de ne rien laisser paraître de sa vie privée, c’est le jour, donc, où il prend l’initiative de se faire accompagner par sa petite amie à Copenhague : catastrophe encore ! stupeur de Romain et colère ! « un écrivain de ta sorte, un grand grincheux, un silencieux, ne se donne pas en spectacle avec une greluche ! » C’est l’interview qu’il donne, sans que, là non plus, il en ait reçu l’ordre formel et sans que, surtout, les deux hommes se soient mis d’accord sur ce qu’il doit dire et ne pas dire, au journal La Dépêche du Midi : « le téléphone était en dérangement, s’excuse Paul ! je t’aurais bien appelé mais il était en dérangement ! et puis la barbe, à la fin ! il n’y a pas mort d’homme, non plus ! comment pouvais-je savoir que tu allais en faire un tel drame ? » Ce sont toutes ces interviews, toutes ces rencontres littéraires, parfois ces soirées entières, où il prend de plus en plus de libertés avec le « boss », vole de ses propres ailes, définit lui-même le discours qu’il va tenir et où Gary attend des heures, parfois la moitié de la nuit, à côté de son téléphone qui ne sonne pas ou qui sonne au petit matin : « quoi ? tu m’attendais ? mais fallait pas, cher grand-oncle ! fallait pas perdre ton sang-froid ! tout va bien ! tout est under contrôl ! je n’avais pas compris que je devais t’appeler juste en sortant ! » Et puis c’est le jour, enfin, où Paul prend la liberté de donner aux journaux, primo sa photo et, secundo, sa biographie : « là, ce n’est plus seulement un détail, c’est une faute, tonne Romain ! une faute ! c’est une chose d’avoir un visage, c’en est une autre de le montrer ! c’est une chose de doter mon œuvre d’un écrivain de chair, histoire de brouiller les pistes – c’en est une autre, pour cette chair, de faire des siennes et de prendre tant de présence ! » Bref, Paul prend ses aises. Il y a des bogues dans le programme. Le Golem n’est plus complètement Golem. Il y a de l’eau, non dans le gaz, mais dans le Golem. Ou plutôt si, c’est un vrai Golem au contraire. Un vrai de vrai. Mais Gary aurait dû savoir que telle est la loi, justement, du Golem. En eût-il su davantage sur le Maharal de Prague et les juifs pragois du XVIe siècle, qu’il aurait deviné qu’il n’y a pas de Golem parfait et qu’arrive toujours le moment où la créature échappe à son créateur et lui file entre les doigts. Il en va du Golem Pavlowitch comme du premier Golem, le vrai, celui du Maharal, qui vit de son énergie propre et a ses petites fantaisies.

Ensuite, il y a ses états d’âme. Oui, voilà que ce drôle de Golem, non content de s’agiter et de prendre du corps, trop de corps, se met à avoir une âme et même des états d’âme. Agacé, d’abord. Blessé, forcément blessé, d’être ainsi instrumentalisé, manipulé. Se sentant ridicule, par moments. Pitoyable. Et puis se sentant pillé, aussi. Oui, pillé. Car ces fichus bouquins qu’il lui fait endosser, voilà que, peu à peu, par facilité, ou pour parfaire le dispositif, Gary les lui fait prendre sous la dictée. Et voilà que, petit à petit, il ne sait pas très bien comment cela s’est fait, mais c’est ainsi, il le fait parler, lui fait raconter des choses et c’est avec cela, avec ces petites choses, ces récits, avec des mots qu’il lui dit, des formules, avec lui comme personnage, qu’il fabrique aussi ses nouveaux livres. Oui, c’est un détail, mais qui compte. Ces livres qu’il est censé recopier compose. Avec des bouts de lui. Des fragments de sa biographie. Romain est comme tous les écrivains, n’est-ce pas ? Il prend tout ce qui bouge. Puise dans tout ce qu’il touche. Alors là, comme il y va ! Ses travers. Ses faiblesses. Son petit tas de secrets, à lui, Paul Pavlowitch, qu’il connaît assez bien vu qu’ils sont cousins. Leurs mères. Des choses terribles qu’il imagine et qu’il lui dicte aussi, comme le fait que sa mère à lui, Paul, aurait couché avec lui, Tonton Macoute, alias Romain Gary, et qu’il serait le fruit de cet accouplement. Oh ! Ce n’est pas si facile de noter des choses comme ça, mine de rien, sans rien dire ! Ce n’est pas évident d’être le modèle d’un écrivain qui entre chez vous comme dans un moulin, vous dépouille de ce que vous avez de plus intime et vous le fait coucher sur le papier ! C’est terrible d’avoir un type, en face de vous, qui guette vos misères et vos blessures, vous transforme en une mine à ciel ouvert et, de ce qu’il y puise, va faire des bouquins qu’il va, ensuite, de surcroît, vous demander de signer ! Il pense aux modèles de Picasso. Il pense aux Dora, Olga et autres Fernande, si honteusement pompées, puis jetées au rebut. Il pense à l’Enfant aux cerises de Manet qui finit par n’en plus pouvoir et par aller se pendre, de rage, de honte, dans un placard. Il en a marre. Il n’en peut plus. Il sent une révolte, une vraie révolte, monter en lui. D’autant qu’il n’est pas sûr, par-dessus le marché, de les aimer tant que cela, ces livres qu’il endosse. Il est un Golem ? Juste un Golem ? Il est payé pour signer et se taire ? D’accord. C’est, en effet, le deal. Mais il est aussi un homme, il se dit. Et un homme qui a, cachés au-dedans de lui, non seulement des secrets, mais des rêves d’écrivain, des ambitions rentrées et, en tout cas, des goûts. Il a ses trucs. Ses auteurs préférés. Peut-être sa conception de la littérature et du roman. Peut-être même qu’il a un petit côté modern style, nouveau roman, Tel Quel, structuralisme, toutes ces histoires qui sont de son âge et que Gary déteste. Et il commence à se dire qu’il ne les aime qu’à moitié ces trucs qu’il lui dicte, qu’il fait avec sa vie et qu’il est forcé de signer.

Et puis, comment dire ? Paul a beau être un type bien. Un garçon archi- honnête. Il a beau être animé – il le montrera après la mort de Gary – par des sentiments tout ce qu’il y a de plus corrects à l’endroit de son Cagliostro d’oncle. Je me demande si toute cette histoire ne finit pas, à un moment, par lui monter un peu à la tête. Quoi, se dit-il ? J’étais un personnage et je ne le savais pas ? J’avais ce gisement en moi, et je ne m’en avisais pas ? J’étais gros de ces romans que lui, Romain, écrit, o.k., mais qu’il n’écrirait pas de la même façon, c’est évident, si je n’étais pas là pour les inspirer ? A qui appartiennent les livres, alors ? A ceux qui les écrivent, vraiment ? cent pour cent ? Ou bien aussi, un peu, un tout petit peu, à ceux qui les leur ont inspirés ? Ajoutez à cela le fait qu’il y a nécessairement des moments où, à force de prendre sous la dictée, à force de voir Romain hésiter, tâtonner, corriger, bref créer, il se dit : « je vois ses trucs… ses ficelles… je vois comment il fabrique ses machins… » Et supposons qu’il songe encore, à partir de là : « quoi ? ce n’est que ça, un livre ? quelques tics, toujours les mêmes ? quelques procédés rhétoriques, quelques ficelles, et hop, emballé c’est pesé, pas si sorcier finalement… pas si dur que je croyais… je le ferais, moi, si je voulais… » ou bien encore, presque pire : « pas si bien… non, ce n’est pas si bien que cela non plus… avoir un matériau pareil et en faire un truc aussi médiocre… ah ! si c’était moi… si j’étais moi… si c’est moi qui étais aux manettes… le chef-d’œuvre que je ferais, maintenant que je sais comment la machine fonctionne et quel est le secret de ce fonctionnement… » Cette double idée, primo, qu’il y a un secret de la littérature et qu’il suffit, sinon de l’approcher, du moins de le capter pour faire de beaux livres et, secundo, que les livres appartiennent en copropriété à ceux qui les écrivent et à ceux qui les inspirent, est une idée classique. C’est l’idée de Zelda face à Scott Fitzgerald quand, lasse de se sentir épiée puis copiée par son mari, elle décide d’écrire, sous son propre nom, Accordez-moi cette valse. De Jane Bowles quand elle se révolte contre Paul et décide de se mettre, elle aussi, à son compte et d’écrire. C’est l’idée de Bettina von Arnim et de toutes ces héroïnes romantiques, muses des Novalis, Schlegel et autres Hofmannsthal, quand, fatiguées de n’être que la vivante et souffrante chair de la poésie des autres, elles tentent de poétiser à leur tour. C’est une idée dont je ne peux pas imaginer qu’elle n’ait pas effleuré Paul Pavlowitch.

Mettez tout ça bout à bout. Additionnez les petites libertés qu’il prend, ses états d’âme de Golem échappant à son Maharal et ce sentiment, maintenant, d’être près, tout près, de ce brûlant secret qu’est le secret de la littérature et qui est comme le Saint-Graal qu’il poursuivait depuis toujours. Vous aurez une idée de l’atmosphère qui règne, pendant cette période Ajar, dans l’appartement de la rue du Bac. Deux hommes enfermés, pris au piège de leur huis clos et qui commencent à se méfier l’un de l’autre. Deux hommes qui, par moments, finissent par se haïr ou se soupçonner mutuellement des plus noires et mauvaises pensées ou arrière-pensées. Romain survolté, insomniaque, qui passe des journées et des nuits, quand il est trop fatigué pour écrire, à rêver, s’angoisser, broyer du noir, surveiller son neveu. Paul – c’est lui qui le raconte – rêvant, quand il tape à la machine, que c’est sur la tête de Romain qu’il tape. Paul encore, certains soirs – c’est toujours lui qui le dira – allant sur la pointe des pieds jusqu’au palier, sonnant à la porte et revenant très vite à sa table de travail tandis que, dans l’autre pièce, un Gary à bout de nerfs, affolé, forme les hypothèses les plus extravagantes : un voleur… un criminel… peut-être le FBI… oui, ce même FBI qu’il soupçonne d’avoir tué Jean Seberg et, avant elle, son enfant, Nina Hart, le FBI qui vient le narguer, le provoquer jusque chez lui… D’autres soirs – là c’est moi qui l’imagine – il écrit lui-même quelque chose qu’il apporte à Romain : « tiens ; inversons les rôles ; c’est moi qui écris pour une fois et toi qui vas signer ; vu que ce que tu signes n’intéresse personne, quelle importance ? » Et puis il ne peut pas, ils ne peuvent pas, ne pas se poser, l’un comme l’autre, les questions les plus folles. Romain : « et si Paul me doublait ? s’il faisait un contrat séparé avec le Mercure ? que se disent-ils, au juste, lui et Michel Cournot, l’éditeur, pendant ces longues heures, rue de Condé ? et s’il trouvait le moyen de me faire chanter. » Paul : « et si Romain mourait ? et si, soit par accident, soit un soir de désespoir, il disparaissait ? que deviendrais-je à ce moment-là ? continuerais-je de toucher ma commission ? et qu’est-ce qu’il y a vraiment, en définitive, dans ces satanés contrats dont je vois bien qu’il les refait inlassablement, comme un fou, avec ses armées d’avocats ? » Romain encore : « et si je mourais, oui ? qu’est-ce qu’irait raconter ce salaud si je mourais ? est-ce que les choses sont assez claires ? les contrats assez blindés ? » Et puis Romain toujours – autre hypothèse, inverse, mais dont il est inimaginable qu’il ne se la formule pas : « et si c’est lui, Paul, qui meurt ? quid si, une de ces nuits où il va traîner dans je ne sais quels bas-fonds, il prenait un coup de couteau, et mourait ? est-ce que je pourrais encore dire que je suis Ajar ? est-ce que je pourrais, lui mort, aller dire “Ajar c’est moi, Pavlowitch n’était qu’un prête-nom, le véritable écrivain c’était moi” ? est-ce qu’on me croira seulement ? est-ce que les gens ne penseront pas “ah, le vieux salaud se serait bien gardé de révéler ça du vivant de son neveu ! trop facile de le faire maintenant que l’autre n’est plus là pour confirmer ou infirmer !” ». Le piège se referme sur les deux hommes et, en tout cas, sur Romain Gary. L’aventure pseudonymique, partie comme une façon de s’affranchir de soi, de retrouver sa liberté, est en train de tourner au cauchemar. Tout se complique. Tout s’inverse. Gary est devenu l’Otage de son Golem et Paul le Dibbuk de son Dibbuk.

3

Alors la question c’est, bien sûr : « pourquoi, ne sort-il pas du jeu ? » pourquoi, tant qu’il en est encore temps, qu’il est vivant et Paul aussi, pourquoi, avant qu’il ne soit trop tard, ne va-t-il pas, en effet, avec Paul, avec les manuscrits écrits de sa main, avec les contrats, trouver les gens et leur dire : « eh bien voilà ; tout ça était un montage, un canular, une grande et folle aventure littéraire – la partie est finie, on ne joue plus, Pavlowitch était une marionnette, c’était un Golem, c’est moi, Romain Gary, qui ai rédigé La Vie devant soi et Gros-Câlin » ? Pourquoi ne convoque-t-il pas l’une de ces grandes conférences de presse dont il a le secret et qu’il aime ? Il lui serait facile, après tout, de réunir les grands médias, en présence de Paul lui-même, assis au premier rang, et qui opinerait, confirmerait, il lui serait si facile de dévoiler le pot aux roses en face de son neveu encore à peu près loyal et docile. Or, bizarrement, il n’en fait rien. Le temps passe, mais il n’en fait rien. Il a maintes occasions de le faire. Oui, c’est le plus extraordinaire : les circonstances, la vie, lui donnent dix occasions de crever l’abcès. Et, donc, il ne bouge pas. Il y a le jour où une journaliste du Monde, Jacqueline Piatier, comprend la supercherie et le reconnaît : Gary proteste. Il y a Jean-Michel Royer qui le devine aussi : de nouveau, Gary se récrie. Il y a la publication de Pseudo où l’idée même que Gary soit Ajar est ridiculisée dans le texte même : l’arme absolue ! Il y a l’affaire du deuxième Goncourt. C’est l’occasion en or de s’en sortir. C’est l’occasion ou jamais, vu qu’il a déjà eu le Goncourt une fois, sous son premier nom de Gary, et vu qu’il est interdit à un même auteur de l’avoir deux fois, de venir dire, vêtu de probité candide : « stop, on ne joue plus, je ne vais pas retirer le Goncourt, donc le pain, de la bouche d’un jeune écrivain (le jeune écrivain, cette année-là, s’appelle, je crois, Patrick Modiano) ; et c’est pourquoi je me découvre ; et c’est pourquoi je dévoile le stratagème ; ne donnez pas le Goncourt à Ajar car Ajar et Gary sont une seule et même personne. » Or Gary, bizarrement, ne saisit aucune de ces occasions. Il ne dit rien. Il laisse dire et ne pipe mot. Il choisit de s’enfermer, chaque jour un peu plus profondément, dans le piège où il est pris. Pourquoi ?

Il y a une première raison : le conformisme. Eh oui il y a, en ce rebelle-né, ce révolté, cet homme qui traverse toutes les communautés, les langues, les églises et qui s’en joue, il y a chez ce très grand artiste, chez cet homme libre, éminemment libre, l’un des plus libres de son temps, une étrange part de conformisme. C’est le côté vieux juif polonais craignant, à chaque instant, de n’être pas en règle. C’est son côté peur de l’administration, de l’autorité, des impôts. Aussi incroyable que cela soit, Gary, à ce moment-là, est obsédé par les impôts. Cet homme qui est en train de produire l’une des plus belles histoires de l’histoire littéraire contemporaine, l’une des plus riches de sens, est obsédé par l’idée qu’il s’agit aussi d’une petite supercherie et que cette affaire de droits d’auteur imputés à l’un et encaissés par l’autre, ou l’inverse, puisse tourner à la fraude fiscale. Il pense aussi au Quai d’Orsay. On oublie toujours cette dimension de Romain Gary et on oublie à quel point elle a compté pour lui – et pourtant… Que va penser le Quai d’Orsay de la plaisanterie ? Que va penser Georges Gorse ? Et Maurice Couve de Murville ? Il se rappelle comment, quelques années plus tôt, quand il avait été tenté de revenir dans la Carrière, c’est Couve de Murville qui l’avait bloqué : « qu’est-ce que c’est que ce rastaquouère, ce mari d’actrice, ce tocard, qui prétendrait, en plus, représenter de la France éternelle ? » Là, c’est sûr, Couve va triompher. Là, c’est sûr, cette petite affaire Ajar sera la confirmation des pires soupçons que Couve nourrit à son propos – « vous voyez bien ! ce nul ! ce zozo ! est-ce que je n’avais pas eu du nez de lui interdire le retour dans la Carrière ? » Et puis les Compagnons. Les Compagnons avec un grand C. Ce sans-famille, cet irréductible, a quand même une famille, petite par la taille mais grande par la noblesse, qui est la famille des Compagnons de la Libération. Alors, que vont-ils penser, eux aussi ? Comment vont-ils réagir, ces burgraves du gaullisme historique, quand ils vont apprendre que l’un des leurs a pu se livrer à pareille facétie ? Il se rappelle le jour de l’enterrement du général de Gaulle. Il se rappelle leur air courroucé, et tellement réprobateur, quand ils l’ont vu arriver, dans le train pour Colombey, engoncé dans son vieil uniforme d’aviateur de la France Libre devenu trop petit pour lui. Romain fait des siennes, ils se sont dit… Romain fait encore le malin… Il cherche à se faire remarquer… Alors là ! cette histoire lamentable ! Est-ce qu’un Compagnon de la Libération se prête à ce genre de farce ? Est-ce que Malraux aurait fait ça ? Est-ce que Malraux, le grand Malraux, se cacherait derrière un prête-nom foireux pour fourguer des histoires d’ex-putes, de petits immigrés, d’appartements sordides, sixième sans ascenseur, Belleville ? Malraux, d’ailleurs… Il pense forcément à Malraux… Gary n’a pas de vrai contemporain, d’accord… Sauf qu’il y a lui, Malraux, le contemporain capital, son double réussi et glorieux, son frère en esprit, l’un des très rares dont l’avis lui importe et l’impressionne… Et il ne peut pas ne pas se demander comment lui donc, Malraux, écrivain et ministre du général de Gaulle, noblesse de plume et d’épée réunies en un même homme, réagira lorsqu’il saura – il ne peut pas ne pas se demander comment il considérera ce petit business qu’il a fabriqué avec son neveu. Quelle honte !

Mais il y a encore une autre raison. Plus profonde. Et, d’une certaine façon, plus triste. Car enfin… Ce secret… Ce terrible secret de l’identité garyenne de Ajar… Il y a finalement, quand on y pense, des tas de gens dans le secret… Il y a Robert Gallimard, son éditeur. Gisèle Halimi, son avocate. Leïla Chellabi, la danseuse, sa dernière compagne. Diego, bien sûr, son fils. L’oncle et la tante de Jean-Christian Agid, René et Sylvia Agid. Son ami Pierre Michaud qui est supposé être le médiateur entre lui et le Mercure de France. Martine Carré, sa secrétaire. D’autres encore. Plusieurs autres. Je vous fais grâce de la liste. Mais enfin il y a bien, au total, quinze ou seize personnes qui savent ou qui ont compris qu’Ajar est le pseudo de Gary. Et je vais même vous dire mieux. Il y a encore plus étrange. Il y a une autre amie de Gary, Linda Noël, qui est en vacances chez lui, l’été 1979, à Majorque, et qui, un après-midi, à l’heure de la sieste, rôde dans la chambre du maître et découvre, ouvert sur son bureau, annoté, corrigé, écrit de sa main, le manuscrit de… Gros-Câlin. Linda Noël comprend. Elle comprend tout, immédiatement. Et, une fois rentrée à Paris, elle fait ce que ferait n’importe quelle amie en pareille circonstance : elle raconte, bien sûr ; elle va dans les dîners et, soit pour faire l’intéressante et l’informée, soit pour rendre justice à son cher Romain et parce qu’elle n’en peut plus d’entendre dire que c’est lui le vieux con et Ajar le génie, elle balance le secret. Or que se passe-t-il à ce moment-là ? Comment les gens réagissent-ils quand elle leur apprend cette nouvelle énorme ? Eh bien ils ne la croient pas. Ils écoutent, mais ne croient pas. Paris sait que la rumeur existe. Paris entend tout le temps, depuis longtemps, de la bouche de l’un des quinze ou seize et même, dans Pseudo, de la bouche d’Ajar lui-même, qu’Ajar n’existe pas. Mais Paris a tout compris. Paris pense que c’est Gary, le vieil escroc, qui fait courir le bruit exprès. Paris sait que Pavlowitch, de son côté, est un excentrique, une sorte de fou, un personnage désintéressé et charmant, qui se fiche éperdument de ce que l’on dit de lui et qui, non seulement s’accommode d’être dépossédé de son œuvre, mais trouve drôle, par-dessus le marché, de coller à son vieil oncle la paternité d’une œuvre qui lui ressemble si peu et ne peut que le gêner. Bref Linda Noël parle, mais personne ne l’entend. Linda Noël révèle, mais personne ne veut ni ne peut la croire. Linda Noël, comme les autres quinze, se trahit forcément, le trahit, mais cela n’a plus d’importance. Romain Gary, alors, fait une découverte tragique. La chose ne se dit pas plus parce qu’elle est indicible ou, en tout cas, inaudible. Ni lui ni personne n’est plus en mesure de révéler le fameux secret parce qu’il est, d’une certaine façon, trop tard et qu’il n’y a plus de secret du tout. Et il n’y a plus de secret parce que, s’il le révélait, si quiconque le révélait, personne ne le croirait. Trop tard, c’est cela. Etrangement trop tard. Fin de partie. L’issue est devenue une impasse. Son mensonge est si bien fait, sa supercherie si bien ficelée, qu’elle est impossible à dénouer et qu’il n’y a plus de sortie possible. Gary est fait. Son destin est scellé.

Gary, à ce moment-là, n’est pas seulement déprimé. Il n’est pas seulement, comme on l’a dit et comme on le répète à tout bout de champ, mélancolique. Bien sûr, il y a de cela. Ce dur est un faux dur. Un faux Gary Cooper. C’est un homme d’action mais aussi un mélancolique et il y a toujours eu, en lui, cette part obscure, presque noire, qui ressemble à de la mélancolie. Mais, là, c’est davantage. C’est pire qu’une mélancolie banale. C’est comme s’il avait enfanté une sorte de jumeau maudit et qu’entre les deux jumeaux il avait organisé une joute terrible et sans merci. C’est comme si ce jumeau lui avait sucé le sang, pompé l’âme et la substance – et c’est comme si lui, Gary, ainsi sucé, pompé, dévitalisé, ainsi dépossédé de sa vérité transfusée dans l’âme de son jumeau, se retrouvait, en bout de course, comme une enveloppe vide dont il ne saurait plus, lui-même, que faire. Toute sa vie, il a appréhendé ce moment. Toute sa vie, il a rôdé autour de l’idée qu’un homme puisse n’être rien, ou pas grand-chose, et que la littérature doit le révéler ou le sauver. Toute sa vie, il s’est senti guetté, parfois gagné, par ce sentiment si moderne de la liquidité de son moi et il en a fait des livres. Dieu sait s’il a haï tous ces structuralismes et autres déconstructionnismes qui avaient fait de l’antihumanisme ce qui lui semblait un fonds de commerce. Mais, d’une certaine manière, il pensait comme eux. Il vivait, par anticipation, leur prophétie. Cette disparition du sujet, cette mort de l’homme, dont ils se croyaient les inventeurs, il en devinait le goût et le parfum. Et là, voilà. Il y est. Il est un sujet déconstruit. Il est un moi qui a disparu. Et cela parce qu’il s’est transvasé, transsubstantialisé dans un nom de substitution et d’emprunt. Alors on fait quoi, quand on en est là ? Et comment réagit-on à ce vide qui s’est fait à l’intérieur de soi ? On est le 2 décembre 1980. Il vient de déjeuner, au Récamier, avec Claude Gallimard, le mari de Simone, la patronne du Mercure de France, son éditrice. Son convive ne sait rien, naturellement. Absolument rien. Il lui reparle d’Ajar, d’ailleurs. Il lui reparle de Pavlowitch. Mais comme ça. Légèrement. Sur le ton de la conversation la plus badine. « Comme votre cousin a du talent ! Si, si, ne protestez pas ! Ne soyez pas modeste, cher ami ! Il a un talent fou. Et nous vous sommes si reconnaissants, dans la Maison, de nous avoir amené un pareil talent. N’est-ce pas la preuve que vous êtes toujours dans la course, d’ailleurs ? Toujours branché sur la jeunesse ? Ah ! sacré Romain… » Puis : « vous savez quoi ? je viens d’avoir une idée brillante ! Ne dites pas non, là non plus ! Ne dites surtout pas non tout de suite ! Je suis sûr que l’idée est bonne. Pourquoi ne faites-vous pas, avec lui, un livre de dialogue ? Berl vient de faire ça avec Modiano et il a fait un tabac. Pourquoi ne pas tenter le coup à votre tour ? L’oncle et le neveu… Le vieux filou et le jeune espoir ! Ça marcherait du feu de Dieu… S’il vous plaît ! » Romain, pour la dernière fois, se dit qu’il devrait démentir. Il songe que c’est peut-être là l’occasion, la dernière occasion, de balancer enfin la vérité. Mais c’est trop tard, disais-je. Il comprend qu’il est trop tard. Il sent que Claude ne le croirait pas. Il sent que, même mis en face de l’évidence, il trouverait le moyen de douter. Il est fatigué. Oh ! si fatigué. Il est presque trois heures. Il allume un de ses cigarillos préférés. Il sait que Claude Gallimard, quand il sera rentré à son bureau retrouvera Odette Leygues, sa secrétaire, et lui confiera : « ce pauvre Romain… cinglé… vraiment cinglé… a encore essayé de me vendre la vieille fable qui court Paris, selon quoi il serait Ajar… » Alors, il ne dit rien. Rentré chez lui, il se déshabille. S’enroule une robe de chambre rouge, couleur de sang, autour de la tête. S’allonge. Et se tire une balle dans la bouche. Il a juste tué le mauvais jumeau. C’est fini.


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