Une Amérique « out of joint », hors de ses gonds, pleine de fureur et de bruit, déboussolée, voilà l’image qui s’impose au voyageur témoin de cette élection hors normes – voilà la métaphore que nous filons, avec mon ami Adam Gopnik, lors du colloque organisé par le magazine The New Yorker. Mais que veut dire, en l’espèce, out of joint ? Le gond, vraiment ? Ou l’huis ? Ou le pêne? Ou la clé – mais de quoi ? Perte des repères, en tout cas. Déplacement des lignes entre les partis et, de plus en plus, au sein des partis. Rupture, par exemple, si Bush l’emporte, de l’alliance des conservateurs classiques et des néoconservateurs. Refondation, si c’est Kerry qui gagne, du vieux pacte démocrate et de ses ambiguïtés. Ces gays républicains qui ne voteront pas, cette fois-ci, pour le candidat de leur parti. Cet ancien directeur de la CIA qui, tout en restant démocrate, m’explique, lui, qu’il votera Bush. On dit : une Amérique apolitique. On dit : une Amérique soumise à la loi du spectacle, de la marchandisation des choses et des convictions. Eh bien non. Une Amérique où, au contraire, l’on n’a jamais tant parlé politique. Une Amérique qui, depuis le 11 septembre et, plus encore, depuis le début de la campagne, n’a jamais tant débattu. Mobilisation. Tension. Bataille des inscriptions, jusqu’au tout dernier moment, sur les listes électorales. Jamais, non, depuis des décennies, échéance électorale n’aura brassé pareils enjeux. Jamais, de mémoire d’Américain, l’on n’avait vu les convictions s’affronter avec tant de virulence. Idées contre idées. Retour du politique.

Les thèmes de la campagne ? La guerre en Irak, bien sûr. Mais aussi les problèmes de santé. Mais aussi la politique de la fiscalité. Mais aussi cette séparation des Églises et des Etats qui a toujours été, quoi qu’on en dise, l’un des fondements de la démocratie américaine, et dont les néo-évangélistes sont en train de saper les bases. Mais encore, et c’est peut-être le plus étonnant, le fantôme du Vietnam, oui, j’ai bien dit du Vietnam, qui revient, plus de trente ans après, dicter aux uns et aux autres, plus encore que l’actualité irakienne, leurs grands récits et leurs coups bas. Le thème central des partisans de John Kerry, leur argument massue depuis la convention démocrate d’août dernier : si notre héros est si remarquable, s’il est destiné à devenir un si extraordinaire président et chef des armées, c’est parce qu’il a servi là-bas, au Vietnam, et qu’il s’y est conduit en héros. Le thème de ses adversaires, l’argument qui, selon eux, suffit à démontrer, qu’il est « unfit to command », inapte au commandement : telle petite phrase des années 60 ; telle manifestation pacifiste de l’époque où l’on commençait de dénoncer les crimes de l’armée américaine à My Lai ; sans parler de l’hallucinante campagne de calomnies lancée par un groupe de « vétérans des vedettes fluviales » martelant, depuis des mois, que le sénateur du Massachusetts aurait menti sur ses blessures, truqué son passé militaire et volé, au fond, ses médailles. Sordide. Nauséabond. Mais significatif, en même temps, du décalage à l’œuvre dans cette campagne. Comme si les années 60 revenaient, inopinément, hanter ce début de siècle. Comme si 2004 se jouait autour de ce que, à Paris, nous appellerions l’esprit de 1968. Intempestivité. Ruse de l’Histoire. Retour non seulement du politique, mais de son refoulé le plus têtu.

Bush. Kerry. Je rencontre le premier, à Detroit, devant un parterre de Noirs américains de la National Urban League : roué, malin, certainement pas le crétin que décrivent ses adversaires ; mais une bizarre immaturité, en revanche ; des moments de panique soudaine et que rien n’explique ; petit lapin dans les phares ; enfant apeuré bernanosien ; ce sourire figé, faussement railleur, dont ses conseillers ont dû lui dire qu’il ferait grand garçon et vrai président ; je repense à Sharon Stone me le décrivant, dans sa villa de Beverly Hills, en petit homme qui n’a jamais voulu être roi et que d’autres – la mère ? la femme ? les conseillers ? les lobbys ? – ont poussé là. Et puis Kerry, deux jours durant, dans l’avion de campagne qui va de Phoenix à Vegas, puis de Vegas à Des Moines : cette élégance patricienne qui le desservait mais qui fait, à présent, partie de son personnage ; sa longue silhouette maladroite, face aux « steel workers » de l’Iowa ou aux « fire fighters » du Nevada ; son cou interminable ; son visage gothique, un peu rupestre, de Christ de Perpignan que contredit, au fil des heures, la fièvre triomphante du regard ; son éloquence sèche mais précise ; sa capacité, de plus en plus rare chez les politiques américains, de parler sans prompteur, d’improviser ; ce judéo-catholicisme dont il se réclame et qui est l’exact opposé de l’anabaptisme de son adversaire ; et puis, pour la petite histoire, l’embarras comique de l’état-major chaque fois que je menace d’approcher de trop près celui dont le principal péché, aux yeux d’une certaine presse, reste de boire de l’Evian et d’être le candidat des Français.


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