Connaissez-vous Mozart ?

Quand la guerre en Ukraine sera finie, quand le moment viendra de faire le compte des dévastations, des crimes, des châtiments et des quelques moments de grandeur dont elle aura tout de même été le théâtre, l’action du groupe Mozart figurera parmi ces derniers.

Tout commence au début de l’invasion, en mars, quand un Américain, ancien colonel des Marines, découvre, depuis sa retraite de Floride, les premières images de l’« opération spéciale » de Poutine.

Il s’appelle Andrew Milburn.

Il est mélancolique et vaillant.

Il est hanté par les fantômes des mauvaises guerres (Irak…) auxquelles il a été mêlé mais il n’a pas cessé de croire, pour autant, à la destinée manifeste de son pays et à son pacte séculaire avec le droit.

Et il a d’ailleurs fait, à tout juste 55 ans, ce qu’ont fait avant lui nombre de ses compagnons d’armes : il s’est inscrit dans les pas de mon ami Elliot Ackerman, dont je chroniquais, ici même, récemment, le livre sur l’Afghanistan ; dans ceux de Philip Caputo, auteur du si beau A Rumor of War ; il a déjà pris rang dans cette confrérie si singulière, et si américaine, que sont, depuis la guerre du Vietnam, les vétérans écrivains ; et il a publié un livre de Mémoires, When the Tempest Gathers, où, comme toutes les âmes nobles qui ont vu la guerre de près, il dit à la fois l’horreur qu’elle lui inspire et la nostalgie des servitudes et grandeurs militaires dont il ne s’est, de Mogadiscio à l’Ukraine, jamais tout à fait départi.

Mais, pour l’heure, nous sommes en mars.

Il est bouleversé par les images qui lui arrivent de l’assaut sur Irpin, de la marche sur Kyiv, des bombardements dans le Donbass.

Et, comme il est aussi journaliste, il part comme correspondant de guerre pour le site en ligne Task & Purpose, auquel il donne, notamment, un texte où il est l’un des premiers à prédire l’échec militaire des Russes.

Vite, il se rend compte que les volontaires ukrainiens qui se pressent courageusement aux bureaux de recrutement n’ont pas la moindre expérience du combat.

Il change alors son fusil d’épaule et invente un programme de formation supposé leur apprendre, en quelques jours à peine, à se servir d’une arme, confectionner un brancard, courir plié en deux, garrotter une blessure, passer un gué de rivière sans glisser, survivre dans une tranchée.

Et, une chose en amenant une autre, il réalise que, dans une guerre contre les civils, l’évacuation des familles piégées dans les villages, terrorisées, paralysées, privées de tout moyen de transport, isolées, est l’une des grandes urgences, et il met sur pied une task force chargée de les localiser, d’entrer en communication avec elles et d’aller, selon leur vœu, les chercher ou leur apporter des vivres.

J’ai, à deux reprises, croisé la route des hommes du groupe Mozart.

Une fois, en mai, dans la zone de Zaporijia, où ils entraînaient des soldats qui, s’ils n’avaient pas reçu l’ordre de se rendre, auraient dû prendre la relève des assiégés d’Azovstal.

Puis, le mois dernier, à Bakhmout, dans l’oblast de Donetsk, là où ont lieu, à l’heure où j’écris, les combats les plus acharnés et où ils s’étaient mis en tête d’aller au contact d’un couple de vieillards coincés dans la cave d’une maisonnette lugubre, la dernière encore débout dans le village, et ne sachant plus s’ils devaient sortir, rester, attendre l’ultime obus ou écouter les sauveteurs tombés du ciel – « pour l’amour de Dieu, ne vous laissez pas mourir, venez… ».

Milburn, quand il nomme son groupe « Mozart », a évidemment en tête le groupe Wagner.

Sauf que Mozart, ici, n’est pas seulement une réponse aux escadrons de repris de justice, chiens de guerre et autres assassins de Wagner, il en est l’exact contraire.

Ses hommes ne sont pas armés.

Ils n’ont pas de voitures blindées et l’on pourra les voir, dans une des séquences du film que je tourne en ce moment, rouler dans un mini-van, à tombeau ouvert, sous le feu, poursuivis par des drones tirés depuis les collines.

Ils n’ont même pas d’arme de poing et n’auraient, en cas de confrontation, d’autre moyen de se défendre que l’intelligence et l’art de l’esquive acquis dans leur première vie, du temps de leur passage par les commandos d’élite des forces spéciales.

Ils ne sont, enfin, guère payés et rien ne met Milburn plus en colère – et Dieu sait si ses colères sont homériques ! – que de les voir qualifiés de « milice » et confondus, ne serait-ce qu’à demi-mot, avec des mercenaires venus risquer leur vie pour de l’argent.

Bref, on est plus près de « la guerre sans l’aimer » selon Malraux ou de L’Adieu aux armes de Hemingway que des rêveurs casqués de la mauvaise littérature de guerre.

Mozart n’est pas un régiment, c’est une ONG.

Ce sont des jeunes vétérans, mais en train de réinventer les règles de l’action humanitaire sur le champ de bataille des guerres justes.

Ce sont des hommes et, parfois, des femmes rompus au métier des armes, mais tentant de répondre à la difficile question, inscrite dans la loi internationale depuis vingt ans, de ce que les Français appellent la responsabilité de protéger.

Ils sont une part de l’honneur de l’Amérique.

Ils sont la réplique cinglante à l’abjection du modèle Wagner.

Wagner ou Mozart, il faut choisir.


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