G

Génocide arménien

Par Ara Toranian

Fin 2006, début 2007, alors qu’une loi visant à incriminer la négation du génocide des Arméniens fait débat, BHL a combattu le négationnisme en démontrant qu’il s’agit là du « stade suprême du génocide ».

Photo en noir et blanc d'un charnier de victimes arméniennes du génocide dans le village de Sheyxalan. On voit deux soldats devant des restes humains au milieu de ruines.
Un charnier de victimes arméniennes du génocide dans le village de Sheyxalan en 1915. Photo : Armenian Genocide Museum/AFP

Lévy pour la loi incriminant la négation du génocide des Arméniens

On connaît le Bernard-Henri Lévy de la Bosnie, qui met son courage physique à l’épreuve de ses convictions. On connaît peut-être un peu moins celui qui ne rechigne pas devant les combats intellectuels difficiles ; celui qui n’hésite pas à porter le fer contre ses pairs de l’intelligentsia française, aussi unanimes soient-ils, quand il s’agit de défendre des causes qu’il estime justes.

Nous sommes en octobre 2006. Le Parlement français vote une loi incriminant la négation du génocide des Arméniens. A l’époque le cœur antiraciste de la gauche bat en faveur de l’entrée de la Turquie en Europe. Et ce vote provoque un tollé médiatique. La presse, inspirée par un influent collectif, Liberté pour l’Histoire, composée de personnalités éminentes et respectées, tire à boulets rouges sur cette nouvelle loi prétendument « mémorielle ». Les arguments invoqués sont simples comme bonjour et imparables : ce n’est pas au « Parlement d’écrire l’histoire », il s’agit d’un « texte liberticide », et « de quoi se mêle la France qui ferait mieux de balayer devant sa porte ». La messe est dite et tout ce que le pays compte de progressistes, mais aussi de réactionnaires, se retrouve dans un beau consensus pour clouer au pilori ce texte et tirer sur l’ambulance pro-arménienne. Tous, sauf un. Bernard-Henri Lévy, dans sa tribune du Point, ose en effet un avis dissonant. A l’époque il est le seul intellectuel (il a depuis été rejoint sur cette question par d’autres, dont Michel Onfray), à s’inscrire en faux dans un climat délétère où l’hostilité de certains historiens particulièrement véhéments le disputait à l’incompréhension du Tout-Paris journalistique.

Lorsqu’une délégation de la communauté arménienne le rencontre chez lui pour le remercier de sa prise de position, il explique qu’il existe pour lui trois lignes jaunes : le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme. Et il viendra battre la semelle dans des meetings et des manifestations publiques pour justifier cet engagement, où il avait incommensurablement plus à perdre qu’à gagner. « Certes, ce n’est pas au Parlement d’écrire l’histoire, mais l’histoire est hélas déjà écrite », précise-t-il. Cette loi ne vise pas à brider les historiens, mais à « libérer la recherche » des pressions et du chantage politico-économique d’un négationnisme d’état international, celui des autorités turques. Enfin il n’y a rien d’incongru à ce que la France qui s’était engagée en faveur des victimes, sans pouvoir les soustraire à leur destin, exerce son devoir de mémoire et son droit de poursuite dans cette affaire.

Le négationnisme : « stade suprême du génocide ».

Aucun des spectateurs présents au meeting du 17 janvier 2007 à la Mutualité n’oubliera de sitôt l’incroyable discours du philosophe. Dans une intervention de 20 minutes tirée au cordeau, Bernard-Henri Lévy défendra avec une logique implacable la nécessité, en la circonstance, d’opposer la force de la loi aux moyens exorbitants du négationnisme de l’Etat turc (alors 16ème puissance économique mondiale). C’est le délire dans la salle. Jamais sans doute n’avait-on exposé avec un telle pertinence cette cause. Jamais n’avait-ont été aussi juste dans la description de ses enjeux et la stigmatisation du négationnisme comme « stade suprême du génocide ».

On peut retrouver les idées-forces de cette prise de parole dans un article que Le Monde a publié quelques jours plus tard. Il existe également sur Youtube des vidéos de ce discours, et de ceux qui lui ont succédé dans les deux années qui ont suivi, à Marseille le 22 mars 2008 ou au Sénat le 22 novembre 2008 ou même aux États-Unis, à l’université de Columbia ou au grand centre juif de New York. Il est à noter qu’aucun membre du collectif Liberté pour l’Histoire qui était monté en première ligne contre la loi pénalisant le négationnisme n’a répondu sur le fond à BHL. Pierre Nora, avec tout le respect qu’on lui doit par ailleurs, a refusé un débat avec le philosophe. Et Jean-Noël Jeannenay, très impliqué également dans cette association, a reconnu et salué l’« éloquence » (dixit) du philosophe, lors d’un débat organisé à la Licra sur le négationnisme à la mairie du VIème arrondissement de Paris, sans vouloir pour autant contre-argumenter.

On retiendra que l’intervention de Bernard-Henri Lévy – qui a su se faire entendre, et ce n’est pas là son moindre mérite – a pu, si ce n’est renverser à lui tout seul la tendance, du moins donner à réfléchir et stopper le raz-de-marée des a priori sur ce dossier. Sans sa montée au créneau, la question aurait sans doute été enterrée sous le double poids de l’ignorance et de la Realpolitik, eu égard aux pressions obstinées d’Ankara qui considère le « combat contre les allégations de génocide » comme une priorité de sa politique étrangère.

Pour certains peuples défavorisés, le rôle des intellectuels dans l’histoire n’est pas qu’un simple sujet de dissertation. Il en va ainsi des Arméniens pour lesquels le nom de Lévy s’inscrit désormais dans une longue tradition de soutien qui comporte des personnalités aussi exceptionnelles que Jaurès, Péguy ou Sartre. Mais le savoir, la rhétorique, la conviction, peuvent-ils suffire à renverser le cours des choses ?

Une certitude : il faut être en situation de noyade pour connaître la vraie valeur d’une main tendue. Et les Arméniens ne sont pas près d’oublier celle, courageuse, que Bernard-Henri Lévy leur a offerte en 2006 et qui ne les a pas lâchés depuis.


Autres contenus sur ces thèmes