ÉRIC DAHAN : Vous faites quoi à New York ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Je suis là de temps en temps. Une semaine par mois, peut-être… Parfois plus… C’est ainsi depuis la parution de mon livre sur Daniel Pearl, il y a quatre ans. J’aime cette ville.

Vous êtes en vacances, donc…

Je ne suis jamais vraiment en vacances. Là, je prépare la sortie américaine d’un nouveau livre, je vois des amis. Et puis… Plus je vais, plus je m’aperçois que j’ai du mal à vivre dans un seul endroit à la fois. J’aime l’idée que Paris me soit un point de vue sur New York. Et New York un point de vue sur Paris…

Et que voit-on, alors ?

Depuis New York, Paris semble provinciale. Et, depuis Paris, New York semble également provinciale. A Paris, le débat d’idées est plus vif. A New York, il y a plus d’énergie littéraire, le journalisme est plus vivant, la démocratie plus vibrante. La France est une vieille monarchie républicaine. Alors que les États-Unis sont une jeune démocratie où la révérence à l’égard des pouvoirs est moindre. On respire…

Avez-vous, comme nombre de philosophes de l’histoire de la métaphysique, commencé par vous poser la fameuse question « Pourquoi quelque chose plutôt que rien » ?

Ah ! là on change de registre ! (Rires). Non. Moi, ma question serait plutôt : « pourquoi les choses sont-elles à cette place plutôt qu’à cette autre ? » Les choses ne sont jamais à leur place… Il n’y a aucune nécessité à ce qu’elles soient là, et pas ailleurs… Qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ne m’étonne pas ; mais que les gens croient être à leur place, qu’ils croient à ce point en eux- mêmes et à la nécessité de leur place et de leur rôle, qu’ils adhérent à leur essence avec cette ténacité presque féroce, voilà qui m’a toujours fait, et qui me fait toujours, mourir de rire. C’est, aussi, la leçon de Sartre. Celle de Baudelaire. C’est l’écho, en moi, du pari baudelairien sur le déracinement, la dénaturation, etc. – vous connaissez…

Vous vous réclamez d’un poète plutôt que d’un philosophe pour faire le procès de la « nature » et affirmer votre goût de la modernité…

Oui. D’abord parce qu’il y a souvent plus de philosophie chez les poètes que chez les philosophes. Et puis, ensuite, parce que Baudelaire est, en l’occurrence, l’inventeur du mot et de la chose – je veux parler de la « modernité ». Par l’accent mis sur le mouvement et la périssabilité des choses, par sa conviction du triomphe de l’accident sur l’essence, il trace une ligne qui va, je vous le répète, jusqu’au Sartre qui nous dit qu’il n’y a pas de conscience en soi mais un ensemble d’impressions qui finissent par coaguler en quelque chose qui se prend pour une conscience.

Qu’est-ce qui, dans vos années de formation, vous a le plus fasciné, des poètes ou des philosophes ?

Les uns et les autres. Et puis aussi, j’allais dire surtout, les aventuriers. Je crois, si j’essaie de me souvenir de ces temps maintenant lointains, que j’ai voulu avoir une vie avant d’avoir une philosophie ; et je crois que l’idée fut, ensuite, d’écrire la philosophie de cette vie… Le fait est là. Au commencement, sont les aventuriers. Des gens comme Malraux, Albert Londres, Lawrence d’Arabie. Des gens qui vont au contact du monde, qui vivent avec leur corps autant qu’avec leur tête, des gens qui mettent leur vie dans le grand jeu de l’écriture et de l’œuvre.

Mais revenons à votre formation philosophique…

J’ai lu Pour Marx d’Althusser, et Les Mots et les Choses de Foucault en terminale, en 1966. Puis j’ai fait des mathématiques avant de préparer l’École normale, d’y entrer et de rencontrer Althusser pour de bon… Etre althussérien, à l’époque, c’était être marxiste contre le marxisme, contre le soviétisme, contre le PCF…

Votre autre « maître », comme vous l’écrivez dans votre livre, fut Jacques Derrida…

Certes. Mais il a moins compté. Je le voyais comme un grand professeur. Un très grand commentateur de textes. Le dernier talmudiste, en quelque sorte. Tandis qu’Althusser a eu deux ou trois intuitions vraiment neuves, qui ont changé la manière de penser d’une génération. L’antinaturalisme par exemple. Ou l’antihistoricisme. Ou le fait qu’un processus de connaissance ne rencontre jamais les choses mais simplement d’autres connaissances. Ou encore l’idée que l’Histoire n’a pas de sens et que ce que l’on continuait d’appeler révolution n’était qu’un saut d’une structure à une autre, sans nécessité ni providence. Il y avait là des fulgurances très fortes qui dynamitaient la philosophie de l’histoire et la tradition progressiste…

Aux visions téléologiques et eschatologiques de l’Histoire, dont l’hégéliano-marxisme marque le triomphe autant que l’effondrement, vous allez opposer dans Le Testament de Dieu le message biblique dans sa formulation lévinassienne. Vous lisiez Levinas depuis quand ? Est-ce Derrida qui vous a introduit à sa pensée, avec son fameux article « Violence et métaphysique » de 1961 ?

C’est possible, oui. Je ne m’en souviens pas précisément. Ce qui est sûr, c’est que Levinas m’a permis de sortir de l’impasse où je me trouvais après La Barbarie à visage humain. Et ce qui est sûr, encore, c’est que je reste, trente ans après, totalement fidèle à la thèse du Testament de Dieu. Voyez la fin de Ce grand cadavre à la renverse. J’y cite le Gaon de Vilna. Mais pour dire quoi ? Si vous voulez être encore de gauche, soyez un peu plus juifs…

Vous pouvez en dire plus ?

Elyahou ben Shlomo Zalman Kramer, plus connu sous le titre de Gaon de Vilna, est un maître du XVIIIe siècle dont la pensée s’est développée en réaction à la transe mystique du hassidisme. Primat de l’étude sur l’enthousiasme… Mieux vaut un savant qui doute qu’un simple en dévotion… C’est ainsi que, pour ma part en tout cas, j’entends son message. Et quant au Rabbi Haïm de Volozine, son disciple, il est l’auteur d’un livre immense qui s’appelle L’Âme de la vie et où il est dit : 1) que Dieu a créé le monde ; 2) qu’il s’en est aussitôt retiré ; 3) que le monde risque donc de se défaire, de se décréer, de tomber en poussière ; 4) que seuls les hommes, par leurs prières, leurs actions et, surtout, leur pratique de l’étude, ont le pouvoir de conjurer cette décréation ; 5) que l’étude est donc, au sens propre, la poutre, ou la pierre de soutènement, du monde.

C’est votre antidote à la fatalité de l’historico-destinal et à la tentation de l’épochalité heideggérienne…

C’est, surtout, une bonne manière de penser ce que nous appelons aujourd’hui l’action politique : sa nécessité, sa noblesse et, aussi, ses limites…

Mais, de cette nécessité de l’étude, vous ne tirez pas les mêmes conclusions qu’un Alain Finkielkraut. Dans Ce grand cadavre à la renverse, vous lisez la crise des banlieues comme un geste révolutionnaire, et citez notamment Victor Hugo se faisant répondre par un jeune incendiaire des Tuileries brûlant des livres : « je ne sais pas lire »…

Révolutionnaire, non, je ne dis pas cela. Maintenant, à tort ou à raison, je ne suis pas de ceux qui pensent que la crise de l’éducation est la mère de tous nos problèmes…

Sur d’autres questions, on a coutume de vous voir plus véhément…

Cela dépend. Parfois je suis véhément. Parfois, je doute. La dernière phrase de mon livre sur Daniel Pearl c’est : « je ne sais pas »…

Oui. Mais quand, dans Ce grand cadavre à la renverse, et à propos de la crise des banlieues, vous parlez de responsabilité collective, vous ne tirez pas de conclusions programmatiques…

Attendez… Je ne comprends pas bien. Ce qui est vrai c’est que je ne crois pas à cette idée d’une faillite de la langue française. Je ne crois pas que la révolution libertaire de Mai 68 soit allée trop loin. Je ne milite pas pour le retour au cours magistral, aux blouses grises, aux encriers et aux plumes Sergent-Major. Je ne crois pas que « le niveau baisse ». J’ai un fils de 27 ans : je le trouve aussi informé que je pouvais l’être à son âge…

Oui. Mais informé ne signifie pas cultivé, pour reconduire un tropisme cher à Nietzsche lorsqu’il écrit « je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire », ou cher à Thomas Mann lorsqu’il oppose culture et civilisation dans ses Considérations d’un Apolitique, ou cher à la Kulturkritik de l’École de Francfort, et cher encore à Alain Finkielkraut qui est un peu leur héritier… Vous n’avez donc pas le sentiment que « le désert croît » ?

Eh bien disons, alors, cultivé. Mon fils – comme, d’ailleurs, ma fille, la romancière Justine Lévy – n’est pas en reste, non plus, sur ce terrain. Non. Je suis, sur toutes ces questions, plutôt voltairien. Quand je regarde les années 30, 50, 80, quand je pense à la guerre de 14, et quand je compare à aujourd’hui, je ne pense vraiment pas que le désert croît. L’autre jour, je rendais hommage à Simone Veil qui recevait le prix Scopus de l’université de Jérusalem. Les gens, en général, disent que la mémoire de la Shoah est une mémoire qui, avec le temps, s’épuise, pâlit, laisse croître en elle le désert du silence et de l’oubli. Or, quand vous regardez l’itinéraire de Simone Veil, vous observez exactement l’inverse. Non pas la mémoire, puis l’oubli. Mais d’abord l’oubli. D’abord l’occultation. D’abord, au lendemain de la guerre, cette interdiction de dire qui était faite aux rescapés. Non pas l’impossibilité de dire, comme on l’a si souvent prétendu. Non pas l’ineffable, cher à Robert Antelme, Maurice Blanchot et compagnie. Pour Simone Veil, la Shoah n’était pas indicible du tout. Les mots étaient là. Elle savait, on savait, très bien quels mots utiliser. Sauf que personne ne voulait les entendre, ces mots. Alors que, aujourd’hui, grâce au travail des hommes, ces mots peuvent être dits. Ils sont entendus, écoutés. Cette fameuse mémoire est construite, elle existe. Voilà un bon exemple de ce que j’entends quand je dis : le désert ne croît pas mais décroît.

J’ai eu l’impression en lisant American Vertigo ou Ce grand cadavre que vous étiez plus nietzschéen que vous ne le laissiez entendre. J’ai été frappé notamment par vos descriptions minutieuses des corps et des visages de vos interlocuteurs et par les conclusions que vous en tiriez… Typologie différentielle… Symptomatologie… Difficile d’être plus nietzschéen…

Je suis surtout écrivain. Pas besoin d’être nietzschéen pour savoir qu’il y a une intelligence des corps, que les corps sont bavards, qu’on comprend mille et mille choses en les désirant ou en les observant…

Et, à la fois, vous ne semblez pas prendre totalement acte de l’antihumanisme nietzschéen, heideggérien – je pense notamment à la Lettre sur l’humanisme et à sa critique de l’écologie – et foucaldien…

Là, je distingue. Sur Heidegger, d’accord. Je n’aime pas trop Heidegger. Tout en sachant combien sa pensée est importante, immense, inévitable, tout en sachant combien la haine de la pensée-Heidegger est bête, et source de bêtise, le fait est que ce n’est pas l’un des lieux à partir desquels je pense le mieux. Et son silence, non seulement sur la Shoah et sur son importance historiale, non seulement sur l’exceptionnalité d’un événement réduit à une péripétie dans l’histoire de la Technique, mais sur le « nom juif » lui-même et sur ce qu’il implique, est, à mes yeux, assez intolérable – une faute politique, bien sûr ; une faute morale, évidemment ; mais aussi, et c’est plus grave, une faute métaphysique… En revanche, l’antihumanisme, non seulement foucaldien, mais althussérien et lacanien, ça c’est autre chose ; je continue d’y adhérer ; et je continue de penser qu’il nous en dit long sur l’être réel des sujets. Non pas, bien entendu, qu’il convienne de traiter les humains « comme des structures ». Ni, encore moins, comme des fragments de matière. Non pas qu’il soit interdit de penser que, dans le désordre d’impressions, de passions, de chocs avec l’extérieur, qui prend la forme de ce que l’on appelle, par convention, un sujet, il y a quelque chose d’irréductible à la matière et même à l’Être. Mais, du sujet, de son fonctionnement réel, de son socle et de sa constitution, la théorie lacanienne du désir, ou foucaldienne des épistémès, ou althussérienne d’une Histoire conçue comme « procès sans sujet », nous dit des choses à quoi l’humanisme traditionnel était aveugle. La question, maintenant, c’est : peut-on concevoir ce « bon » antihumanisme sans le poids, l’influence, la trace, de l’heideggérisme ? Évidemment non. Et c’est tout mon problème…

Vous ne vous référez guère, non plus, à l’« ennemi » en tant qu’il nous constitue, pour citer Carl Schmitt dont vous vous alarmez, dans Ce grand cadavre à la renverse toujours, qu’il soit devenu « le Guide des égarés du marxisme perdu » et qu’il faille « un penseur nazi pour sauver la gauche de son impasse »…

C’est vrai. D’autant que Schmitt n’est justement pas Heidegger. Et je ne vois franchement pas en quoi nous aurions besoin de lui pour penser, en effet, la question de l’ennemi. Machiavel suffit. Ou Clausewitz. Ou même Baltazar Gracián. Je vois dans ce retour à Schmitt, dans ce recours, cette fascination, cette façon qu’ont les Balibar, Badiou, Sloterdijk, Zizek, de se gargariser du nom de Schmitt, l’un des signes les plus inquiétants dans le paysage intellectuel d’aujourd’hui.

On a le sentiment avec votre dernier livre qu’une boucle est bouclée, que vous y vérifiez l’importance et la pertinence des combats que vous menez depuis trente ans, et de vos prémonitions sur l’alliance du rouge et du brun dans une même diabolisation contemporaine du libéralisme et une même haine des Lumières… Qu’allez-vous faire maintenant, des films ?

Peut-être. J’ai plusieurs chantiers ouverts. Un livre de philosophie. Un roman. Une nouvelle pièce de théâtre. Autant de projets différés, ces quinze dernières années, par la « folie du jour » – Bosnie, 11 Septembre, guerre en Irak, meurtre de Daniel Pearl… Mais c’est vrai que j’ai assez envie, aussi, de faire un autre film de fiction. On verra.

Vous étiez satisfait de votre précédent film de fiction ?

Oui, plutôt. Je dirais surtout que c’est quelque chose qui fait réellement, pleinement, concrètement partie de mon œuvre. Cette question des gens qui croient qu’ils sont vivants et qui ne le sont plus, de la double naissance dans la même vie, des diverses façons de mourir comme, naturellement, de vivre, l’énigme Gary, la question Hemingway, autant de thèmes récurrents dans mon travail – et centraux dans ce film. A part ça, je sais que certains ont voulu y voir « le film le plus nul de l’histoire du cinéma ». A l’époque comme aujourd’hui, c’est une chose qui m’a toujours fait plutôt rire. Et flatté !

Quand vous dites livre de philosophie, vous avez vraiment envie de laisser un traité, un système, une méthode de pensée ?

Quel est le philosophe qui n’a pas été au moins tenté par cela… ?

Derrida…

Derrida c’est autre chose. Je me dis parfois qu’il a fait le chemin inverse. Il a commencé par des livres plus ou moins systématiques (La Voix et le Phénomène, De la grammatologie, L’Écriture et la Différence) et il a fini avec des livres de circonstance. Cela dit, qu’est-ce qui est de circonstance dans une œuvre ? Et qu’est-ce qui est fondateur ? On ne le sait pas toujours. Regardez Renan. D’un côté, les sept tomes de l’Histoire des origines du christianisme. De l’autre, le minuscule Qu’est-ce qu’une nation ?, issu d’une vague conférence à la Sorbonne de 1882…

Si vous écrivez ce livre, ce sera l’occasion d’expliquer comment on peut, comme vous le faites aujourd’hui, écrire « le Mal » sans être contraint de penser le politique dans l’horizon de l’ontothéologie… Et d’expliquer comment une telle catégorie peut-être valide en tout contexte, étant entendu que vous prenez acte de la révolution communicationnelle, sans pour autant souscrire à la thèse du non-monde heideggérien ni à celle de la posthistoire défendue par Vattimo (qui n’est pas la fin de l’histoire, mais l’entrée dans un présent total signant le triomphe de la maladie de l’histoire fustigée par Nietzsche). Comme si vous restiez fidèle à Althusser : on change de structures, mais les catégories de pensée restent valides…

Je ne peux pas encore dire quelles seront les questions de ce livre de philosophie. Je n’en ai pas envie et je ne le peux pas. Sachez simplement que ce sera, dans mon esprit en tout cas, comme une pierre d’angle, ou un socle, pour tout ce que j’ai essayé de bâtir jusqu’à présent. Et puis sachez aussi je ne pense pas que l’on se débarrasse comme cela, si aisément, de l’ontothéologie…

Que pensez-vous de l’assertion : « l’art contemporain est nul » ?

Je la crois infondée. Et je suis de ceux que, au contraire, l’art contemporain passionne. J’ai écrit sur Warhol pour Tadeusz Ropac. J’ai été l’éditeur, en France, de son journal. J’ai fait des livres sur Frank Stella, Mondrian, César. J’aurais pu le faire sur Motherwell ou Twombly. Et je viens, là, d’écrire un texte, pour moi important, sur le travail de Jacques Martinez. Donc, je ne dirai jamais, non, que « l’art contemporain est nul »…

Et la musique. Hormis vos très belles pages sur le jeu de clarinettiste de Woody Allen dans American Vertigo, vous évoquez rarement la musique. Y seriez-vous sourd, comme Spinoza ?

Non. J’en ai fait. Beaucoup. Jusqu’à 22 ans, j’ai joué du piano. Je me souviens même de la dernière pièce que j’ai vraiment travaillée : la Sonate au clair de lune de Beethoven. Mais, à dater de l’instant où je suis parti pour le Bangladesh, puis, surtout, à partir du moment où j’en suis revenu et où j’ai commencé d’écrire, la musique a cessé de m’intéresser. Comme si une musique (celle de l’écriture) avait pris la place de l’autre et l’avait chassée. D’ailleurs, c’est bien simple – et je l’ai souvent dit : c’est dans mon écriture, mon souffle, presque ma main, qu’a reflué toute la « musicalité » dont je pouvais être capable. Le premier état de mes manuscrits ressemble plus à une partition qu’à un manuscrit. La première chose que je mets en place, sur une page, ce n’est pas la lettre même mais la ponctuation. Vieille affaire, en un sens. Leçon de Mallarmé, forcément. Ou de Celan qui se flattait d’avoir inventé un usage neuf, musicalement neuf, de la virgule. Ou de Lobo Antunes qui est un des écrivains contemporains pour lesquels j’ai le plus de considération. Sauf que la chose, chez moi, est ancrée dans une vraie réquisition physique, quasi physiologique ou, en tout cas, biographique.

Qui sont vos cinéastes favoris, Fellini, Antonioni… ?

Je n’ai plus trop de « cinéastes favoris ». Jadis, dans mes années de formation, j’aurais plutôt dit Ford, Hawks, le Jules Dassin des Forbans de la nuit, le Renoir de La Règle du jeu, ou La Collectionneuse de Rohmer, ou encore le Godard qui va d’A bout de souffle à Made in USA et à Deux ou Trois Choses que je sais d’elle… Le jeune homme que j’ai été s’est vraiment identifié, à un moment, au Belmondo d’A bout de souffle, de Pierrot le Fou. Et puis aussi, pour être honnête, à l’Antoine Doisnel de Truffaut. J’ai rencontré Léaud, d’ailleurs, au moment de la préparation du Jour et la Nuit. J’avais dans l’idée de lui proposer le rôle qu’a finalement tenu Kalfon et qui était celui du secrétaire, fidèle et pervers, du grand écrivain. Mais j’ai été si troublé, si étrangement renvoyé à ces souvenirs, voire à cette image ancienne de moi, j’ai eu un tel sentiment de vertige spéculaire, que je crois ne lui avoir, finalement, rien proposé…

Quel était l’enjeu de Comédie, hormis de régler un vieux compte avec Derrida… ?

Liquider B.H.L. Régler un autre compte, moins vieux, mais plus urgent, avec la marionnette B.H.L., la comédie B.H.L…

Votre auto-analyse publique en somme…

Oui. Encore que c’est un livre où je me disais, comme vous savez peut-être, « athée de l’inconscient ».

A l’instar de Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe

Rien à voir. Chez eux, c’était une position théorique, presque métaphysique. Moi non, bien sûr. J’étais, je reste, lacanien. Je ne conçois pas de position philosophique qui fasse l’économie, non seulement de l’hypothèse de l’inconscient, mais de toute la machinerie conceptuelle qui va avec. Dire : « je suis un athée de l’inconscient » c’était, en d’autres termes, une sorte de bravade, de défi, de style. Un pari d’existence qui ne préjugeait, en rien, de ce que je savais, ou espérais un jour savoir, de l’ordre de l’Être…

Pour en revenir à votre dernier livre, « fascislamisme » et « altermondialisme » semblent pour vous les deux dangers de nos démocraties…

A des degrés divers tout de même. D’autant qu’il y a, dans l’altermondialisme, des choses avec lesquelles je me sens plutôt en accord. Je suis, moi aussi, pour la taxe Tobin, par exemple. Ou pour rééquilibrer les rapports Nord-Sud. Mais je pense qu’on ne le fera pas en se focalisant sur les concepts d’anti-impérialisme ou d’antiaméricanisme. Ou alors, peut-être. Mais en sacrifiant, alors, à l’idéologie l’immense majorité des victimes des tragédies d’aujourd’hui. Voyez Alain Badiou critiquant le devoir d’ingérence en Bosnie. Voyez tous ces brillants « alter » que l’on n’entend ni sur le Darfour, ni sur l’Angola, le Burundi, ou le Sri Lanka. C’est bizarre l’immodestie de ces gens. Leur aveuglement et leur immodestie. On fait mille fois plus pour l’altermondialisme vrai en allant simplement, humblement, raconter ce qui se passe dans les terres du malheur et de la souffrance humaine. Après, le « fascislamisme » c’est autre chose. C’est un concept que je crois plus solide, et plus fécond, que celui, par exemple, de fondamentalisme et qui explique pour une grande part, à mes yeux, l’égarement où se trouve, aujourd’hui, une partie du monde musulman. L’idée est simple. Le problème, en Islam, ce n’est pas la religion. Je n’ai, personnellement, aucune espèce de problème avec l’islam comme religion. Le problème, en revanche, c’est la politique. Juste la politique. Et dire que le problème c’est la politique, c’est admettre que le monde arabe est la seule partie du monde qui, ayant eu, dans les années 30, comme tout le monde ou presque, sa version locale du fascisme, n’en a jamais fait le deuil et n’en a donc pas conjuré les derniers fantômes. Hamas, Hezbollah, Frères Musulmans version XXIe siècle : autant de traces de cela ; autant de symptômes de ce refoulé fasciste qui revient ; autant de preuves que la bataille n’est pas religieuse, ni même civilisationnelle, mais juste politique. C’est la vraie bataille d’aujourd’hui. Le seul « choc » digne de ce nom. La guerre, d’accord – mais, comme d’habitude, comme toujours, entre démocrates et néofascistes.


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