Le théâtre politique est vieux comme le monde. Vieux comme le théâtre. On vous apprenait cela à l’école, au temps où à l’école on parlait encore du théâtre. On vous disait même dans les années récentes de l’après-guerre que tout théâtre est politique. Ce n’est qu’à demi-vrai. Il y a un théâtre du pur divertissement. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il en fut ainsi à l’origine, où chez les Grecs théâtre et politique se confondaient.
Le théâtre d’Eschyle est une leçon essentielle de démocratie. Plus tard, du Moyen-Âge à nos jours, tout au long de l’histoire et selon le caprice des circonstances, la fonction politique du théâtre allait s’affirmer, à l’initiative et au bénéfice soit du pouvoir soit des contre-pouvoirs. Le théâtre allait s’engager de plus en plus résolument dans les causes intéressant le destin d’un peuple, d’un pays, voire de l’humanité (Shakespeare). Le théâtre politique est un théâtre de combat, ou pour le moins de revendication. Combat pour le triomphe d’un principe, d’une idée, d’une valeur. Il est par là même divers et d’autant plus fécond que les temps dans lesquels il s’inscrit sont troublés. Si l’on s’en tient à l’histoire moderne et contemporaine, le XVIIIe français offre l’exemple de cette richesse : Marivaux qui s’interroge avec une lucidité prémonitoire sur le principe d’égalité, Diderot et Beaumarchais qui, mettant en question l’ordre social, installent sur la scène du théâtre, et pour longtemps, le problème de la liberté avant que le théâtre romantique allemand ne prenne leur relais. De même, les lendemains de la Première et surtout de la Seconde Guerre mondiale voient, notamment dans notre pays, la montée en force du théâtre politique avec en tête d’affiche Sartre et Camus. Leur théâtre est politique, en ce qu’il lance des messages étroitement liés à la réalité historique et sociale mais, s’agissant de ces deux auteurs et de leurs disciples, on observera que ces messages sont nourris par une réflexion et par un engagement qui transcendent cette réalité. Leur théâtre ressortit plus exactement à la catégorie du théâtre idéologique ou philosophique.
Le théâtre politique n’est qu’une catégorie du théâtre des idées. Sartre et Camus traitent de thèmes politiques, certes, mais en y ajoutant une valeur philosophique qui va au-delà de la politique. On y parle de la liberté, ô combien, qui est un thème éminemment politique, mais à travers le prisme de la condition humaine, de la mort, de l’absurde, qui sont des sujets d’ordre métaphysique.
Il semblait que ce théâtre, qui domina la scène dans les années d’après-guerre, avait fait son temps. Il semblait également que le théâtre politique traditionnel, inspiré aux auteurs par l’histoire qu’ils vivent, traversait, en tout cas dans notre pays, une sorte de léthargie, car enfin on peut s’étonner que depuis bientôt un demi-siècle le théâtre français se soit désintéressé des causes contemporaines, des crises et des tragédies pourtant spectaculaires qui bouleversent le monde. Or voici qu’apparaît à la scène une œuvre étrange qui renoue avec ces deux traditions : le théâtre d’idées né de l’histoire politique et le théâtre politique stricto sensu nourri par l’actualité.
Il s’agit de la nouvelle pièce de Bernard-Henri Lévy, Hôtel Europe, présentée au Théâtre national de Sarajevo le 27 juin dernier avant sa création au Théâtre de l’Atelier à Paris. Rappelons-en succinctement l’argument tel qu’il nous est présenté : « Un homme, enfermé dans une chambre de l’Hôtel Europe à Sarajevo, a très précisément deux heures pour rédiger un discours solennel sur l’Europe et son futur mais, au moment de prendre la plume, il se perd et se retrouve aux prises avec les contradictions de sa mémoire et du continent européen en déliquescence. » À plusieurs égards l’œuvre ne manque pas d’originalité. D’abord pour les raisons que l’on vient de dire. Elle surgit en effet comme une synthèse entre les différentes formes qu’a revêtues le théâtre politique à travers les temps.
Elle emprunte à l’actualité : la récente guerre de Bosnie et la crise de l’Europe. Elle en recule les limites et l’élargit aux éléments d’un vaste contexte historique. Elle développe une réflexion sur quantité de thèmes idéologiques ou historiques : l’origine du concept européen, le principe de nation, l’identité, la liberté, le pouvoir, la transmission, la judéité, etc.
On retrouve en elle ce qui distingue la personnalité de l’auteur, ce regard multiple qu’il porte sur le monde dont il se veut à la fois l’observateur et l’acteur, indifféremment philosophe, journaliste, soldat et moraliste, mêlant les genres, prompt à s’exposer, fidèle dans ses engagements et doué d’une ardeur infatigable à les exprimer dans les registres les plus variés : la démonstration, la rhétorique, le lyrisme, l’imprécation et, quoi qu’il en dise, le pamphlet. S’agissant plus précisément du rapport entre le théâtre et l’œuvre, on relèvera dans celle-ci quelques particularités intéressantes.
Elle est construite comme un monologue, forme rarement utilisée dans l’histoire du théâtre. L’acteur est seul en scène. L’action n’existe qu’à travers le récit qu’il en fait durant deux heures. Elle couvre dans un espace réduit à une chambre d’hôtel un temps long de plusieurs décennies et peuplé d’une infinité de personnages.
Le pari de l’auteur est à cet égard singulièrement audacieux. Il se double d’une utilisation permanente d’un procédé moderne dont devient très friand le théâtre d’aujourd’hui et qui n’a pas encore fait les preuves de son excellence : la projection sur le plateau d’images, de photos, de vidéos, de textes que l’acteur consulte sur l’ordinateur où il navigue sans relâche et qui apparaissent comme autant d’interlocuteurs comparses l’accompagnant sur la scène au gré des situations qu’il évoque. L’idée est extrêmement ingénieuse et marque une étape dans l’histoire à venir de la représentation théâtrale. Est-il besoin d’ajouter que le héros de la pièce de BHL est l’auteur lui-même, héraut de l’aventure qu’il raconte et des réflexions qu’elle lui inspire ? Il ne s’en cache pas. « Je suis ce Juif d’Europe, écrit-il. Je suis ce Juif français. »
Ou encore : « Je suis dans ce personnage d’Hôtel Europe. » Naturellement on le moquera ici et là à ce propos. On l’accusera d’être le sujet de sa pièce. On aura tort. Cet investissement total de lui-même dans le texte est le témoignage d’une sincérité douloureuse. Ces cris ne peuvent sortir que de sa plume. Mais il lui fallait une voix, un corps, une présence sur la scène. Jacques Weber, acteur puissant, remplit cet office.
Voilà pour ce qui appartient au théâtre proprement dit. Reste le message. Décidément BHL ne fait rien comme tout le monde. Dernière singularité et non la moindre, il assortit Hôtel Europe d’un essai, d’une longueur à peu près comparable à celle de la pièce et publié dans le même volume que celle-ci sous le titre Réflexions sur un nouvel âge sombre. L’un et l’autre de ces textes se complètent et s’éclairent. Quel est ce message ? L’Europe des Lumières et de l’humanisme se meurt. Sa mort a commencé en 1914 lorsque s’est ouvert « l’âge des charniers », et elle a poursuivi son œuvre en Bosnie de par la lâcheté de ses dirigeants et l’indifférence de ses peuples. Cette Europe a fait le choix de la raison contre l’instinct. Elle n’a plus d’âme, elle n’a plus de visages. Seule la sauvera une révolution.
« Un seul recours, le retour du courage et de la véhémente chimie des rêves », ce courage et ces rêves qu’ont incarnés dans son histoire des hommes exemplaires, grandes figures de la politique, de la philosophie, de l’art. Voilà pour l’essentiel. On y retrouve le lyrisme fiévreux de l’auteur, volontiers violent, au service d’une cause incontestablement honorable. Mais l’acte de foi est plus convaincant que le procès.
C’est à l’essai que reviendra le soin de délivrer l’argumentation, par chapitres successifs dont chacun développe l’un ou l’autre des thèmes de la pièce. Certains d’entre eux promettent de vifs débats. Il arrive d’ailleurs à l’auteur de se les livrer intérieurement. Ainsi en va-t-il de sa réflexion sur l’identité nationale, qui oscille entre la défense de la diversité des cultures et de la préservation des langues et la crainte du maintien de la forme nation. Une Europe modeste ou une Europe totale ? La vision globaliste et universaliste de l’histoire propre à BHL l’amène à corriger voire à nier la réalité historique, politique, géographique qui fonde le principe d’identité et à le faire en contradiction avec le respect qu’il porte en même temps à la spécificité des cultures.
Tel est le grief majeur qu’on peut opposer à ces textes vigoureux, nonobstant l’étourdissement que provoquent leur richesse et leur désordre. Mais on est habitué depuis longtemps à cette pléthore, à cet imaginaire insatiable et à cette écriture décidément séduisante.
Il y a du poète chez cet homme-là.
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