Kobané va tomber.
C’est une question d’heures.
Peut-être de jours.
Mais Kobané va tomber, victime des mauvais comptes d’un Erdoğan qui joue avec le feu ou, plus exactement, avec le diable et qui, en demeurant l’arme au pied, en laissant sa puissante armée stationnée le long de la frontière turco-syrienne, à quelques kilomètres à peine de la ville déjà martyre, semble bien, entre les Kurdes et Daech, avoir choisi Daech.
Kobané va tomber, victime du double jeu d’une Turquie qui, après avoir laissé passer tout ce que la région compte de djihadistes, après avoir fermé les yeux sur l’armement lourd que les transitaires de Daech ont acheminé, pendant des semaines, en direction de la ville assiégée et qui, aujourd’hui, la pilonnent, ferme tout, bloque tout et joue les vertueuses empêchant, non seulement ses propres troupes, mais les dix mille volontaires kurdes accourus en renfort de venir sauver Kobané.
Kobané va tomber. Le miracle insensé de la résistance de Kobané qui a réussi, jusqu’ici, sans moyens, dans des affrontements d’une violence inouïe, à retarder l’avancée des fous d’Allah ne durera, maintenant, plus longtemps. Et la chute de Kobané, le drapeau noir du Califat hissé, non plus dans ses quartiers est et sud, mais sur les dernières hauteurs de cette ville désormais éminemment symbolique sera une catastrophe dont il n’est pas certain qu’on mesure toujours, ni partout, les effets.
Ce sera une catastrophe pour ses combattants et combattantes (eh oui ! ses combattantes…) qui luttent, depuis des semaines, avec une vaillance stupéfiante, contre des légions surarmées qui leur feront payer cher, très cher, leur audace.
Ce sera une catastrophe pour la ville elle-même dont Daech ne se contentera pas, cette fois, d’exciser les femmes, de décapiter les chefs ou de convertir de force les minorités mais qui prendra rang dans la longue et terrible liste des villes martyres des dernières décennies : Guernica pulvérisée par les avions de la légion Condor ; Coventry rasée par les Heinkel de l’aviation allemande ; Stalingrad et son million de cadavres ; Sarajevo sortie vivante, mais au prix de onze mille morts, d’un siège de plus de mille jours ; Grozny, en Tchétchénie, rasée, transformée en ville fantôme, par la soldatesque de Poutine ; Alep, bien sûr, dans la même Syrie, avec ses trésors de civilisation et de beauté ensevelis sous les largages de TNT de Bachar Al-Assad ; et, donc, Kobané dont la plupart d’entre nous ignorions, hier encore, jusqu’à l’existence mais qui sera une autre de ces villes urbicidées.
Ce sera une catastrophe, au-delà même de Kobané, pour ce Kurdistan laïque, incarnation s’il en est des valeurs de modération et de droit que les chancelleries appellent de leurs vœux en terre d’Islam et dont les peshmergas sont les seuls, de surcroît, à avoir pris au pied de la lettre l’ordre de mobilisation mondiale contre les hordes de Daech et à combattre pied à pied, en première ligne, un État autoproclamé dont on nous a assez dit qu’il menace, au-delà du Kurdistan, l’humanité comme telle.
Kobané étant, non seulement un symbole, mais un verrou, ce sera une catastrophe, enfin, pour la coalition dont elle est l’avant-garde et qui verra les barbares de Daech se tailler une large bande de terre, longue de plusieurs centaines de kilomètres, adjacente à la frontière turque – un avantage tactique et stratégique considérable.
Alors pour empêcher ce désastre il reste, non seulement très peu d’heures, mais, surtout, très peu de moyens. La coalition peut envisager d’intensifier ses frappes – mais comment frapper, et qui, quand la bataille se joue au corps à corps, ruelle par ruelle, presque maison par maison, dans les faubourgs de la ville ?
Elle peut livrer des armes ; elle en a, même sans l’aide turque, la possibilité logistique ; et, si elle ne le fait pas, si elle ne se résout pas à rétablir un équilibre minimal entre les djihadistes qui ont fait amener l’artillerie lourde, les lance-roquettes sophistiqués, les chars pris aux arsenaux de Mossoul et de Taba, et les Kurdes qui ne disposent que de kalachnikovs, de mitrailleuses DFDS et de quelques mortiers, il reste aux citoyens que nous sommes la liberté de faire ce qu’ils firent, naguère, en faveur de la petite Bosnie qui, elle aussi, en se défendant, nous défendait – mais c’est le temps qui manque ; il faut du temps pour organiser des largages d’armes à une population assiégée, prise dans l’étau ; et c’est ce temps qui fait défaut.
Non.
Il n’y a plus, à l’heure qu’il est, qu’un moyen de sauver ce qui reste de Kobané et ce moyen c’est la Turquie.
Il faut rappeler, et rappeler encore, à un Erdoğan au jugement décidément obscurci par sa crainte obsessionnelle de voir un embryon d’État kurde s’établir à ses portes, que Daech est aussi son ennemi et que c’est pour lui aussi que sonne le glas à Kobané.
Il faut lui faire comprendre que s’il reste à son régime, de plus en plus autoritaire, de plus en plus crépusculaire et de plus en plus étranger aux fondements laïques du kémalisme, une chance de nouer avec l’Europe les partenariats économiques et, un jour, politiques auxquels aspirent ses élites et dont son pays a un besoin crucial, cette chance passe par Kobané, par la défense de Kobané, par le secours porté aux héroïnes et héros de Kobané.
Il faut aller plus loin encore et lui dire, discrètement ou solennellement peu importe, que la lutte contre Daech est l’occasion ou jamais de vérifier la fiabilité des alliances et du système de sécurité collective mis en place dans la région au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dont la Turquie est plus que partie prenante puisqu’elle en est, depuis son adhésion à l’OTAN en 1952, le pilier oriental.
La Turquie s’est associée à contrecœur, en 1991, aux opérations de soutien des populations civiles du nord de l’Irak.
La « Grande Assemblée » turque a, le 1er mars 2003, en un vote qui a jeté une ombre durable sur ses relations avec ses alliés, voté contre le passage et le stationnement en Turquie de soixante-deux mille militaires américains en route vers Bagdad.
Si la Turquie, pour la troisième fois, faisait défaut, si Kobané devenait le nom d’une nouvelle mais, cette fois, inexcusable forfaiture turque, alors c’est sa place même au sein de l’OTAN qui se verrait mise en question.
Il faut que les émissaires d’Obama qui viennent d’arriver à Ankara le disent sans détour.
Il faut que François Hollande qui a donné à la Turquie maints gages d’amitié se fasse le porte-parole de ses partenaires pour rappeler que Kobané est un rempart pour l’Europe.
Là aussi, il faut dire : « Ils ne passeront pas. »
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