Comment écrire la biographie d’un écrivain qui s’est évertué à effacer ses propres traces ? Comment raconter un homme qui, jusqu’au bout, aura multiplié les masques, les fausses pistes, les leurres ? Le faut-il, d’ailleurs ? Ce que cet Arkadin à l’envers s’est ingénié à déconstruire et dont la déconstruction fit proprement partie de l’œuvre, au nom de quoi va-t-on, peut-on, le reconstituer ? Quand un écrivain a fait sien jusqu’au vertige le paradoxe fameux de Cioran, quand le risque d’avoir un jour un biographe l’a dissuadé, vraiment, d’avoir une vie, est-il légitime de passer outre et de lui rendre, de force, le corps qu’il a fui ? Nous avions eu, dans le genre, le Pessoa de Bréchon. Puis le Blanchot de Bident. Eh bien, voici, de même, un énorme Henri Michaux, chez Gallimard par Jean-Pierre Martin. J’y reviendrai.
Deux ans déjà de détention pour Ingrid Betancourt. Et deux ans que l’on nous ressert la même rengaine : « on ne négocie pas sous la menace, on ne traite pas avec les terroristes… » L’argument, hélas, ne tient pas. Le raisonnement n’est que le cache-misère de ce que Leonardo Sciascia, au moment de l’affaire Moro, appelait « le pire mensonge d’Etat ». Car enfin tous ceux qui connaissent un peu la situation le savent : on ne fait que cela, en Colombie, de traiter avec les FARC ! elle est, cette affaire colombienne, le cas d’école absolu où l’on voit comment la discussion permanente, le va-et-vient des émissaires, le compromis font partie intégrante du jeu de la guerre ! J’ai, au moment de mon enquête sur les guerres oubliées, rencontré quelques-uns de ces émissaires. J’ai visité la zone du Caguan, grande comme deux fois la Suisse, que les autorités colombiennes ont offerte à une guérilla avec laquelle elles prétendent, tout à coup, ne pas vouloir pactiser. Quelle dérision ! Quelle tartuferie ! Et comme on comprend la colère de la famille et des amis de la députée martyre !
Deux regrets le soir des Césars. Le traditionnel hommage aux disparus de l’année (Marie Trintignant…), qui, pour la première fois, fut bizarrement oublié. Et puis l’image qui, à la fin, devint franchement pénible de ces mutins strassés venant, l’un après l’autre, entre messe et kermesse, chahuter un ministre à qui le dispositif même de la soirée ne permettait que de sourire et se taire. La cause des intermittents est juste. Et sans doute Aillagon pourrait-il faire encore plus pour empêcher que la chasse à la fraude ne serve d’alibi au démantèlement en douceur d’un régime dont le Medef, on le sait, ne veut plus. Mais pourquoi, mon Dieu, tant de violence ? Pourquoi cette complaisance à se draper dans la pose d’une radicalité qui n’avait, en l’espèce, pas lieu d’être ? Et est-ce ainsi, vraiment, qu’avancera la bonne querelle démocratique – celle qui, hors démagogie, permettra de mettre à plat ce qui a été sauvé, ce qui ne l’a pas été et ce qui peut encore l’être de ce régime d’intermittence qui participe, ô combien, de l’exception culturelle ? Je n’aime pas beaucoup ce gouvernement Raffarin. Mais je trouve bien exagérée l’idée qu’il aurait « déclaré la guerre à l’intelligence ».
Autre thème qui, cette semaine, a permis aux adversaires de la pensée complexe de s’en donner à cœur joie : la fameuse « clôture de sécurité » dont le procès vient de s’ouvrir à La Haye. Nul ne dit que cette clôture soit la solution rêvée. Nul ne songe à nier que le tracé projeté serait, s’il valait frontière, inacceptable. Mais qui, justement, parle de frontière ? N’est-il pas présenté, ce mur, comme une enceinte provisoire, démontable, et dont un tronçon, à l’heure où j’écris, est d’ailleurs en train d’être démonté ? Pourquoi « mur de Berlin » ? « Apartheid » ? Mur de la « haine » et de la « honte » ? Pourquoi, une fois de plus, n’entendre qu’un des deux bords et endosser, sans esprit critique, le discours de sa propagande ? Plus intéressante, cette autre nouvelle qui fait, hélas, moins de bruit alors qu’elle montre que le parti de la paix commence, enfin, de marquer des points jusque dans le gouvernement Sharon : l’armée israélienne va évacuer Gaza.
Les intellectuels face au terrorisme – cette vraie guerre, pour le coup, à l’intelligence ? Deux textes, signés de deux noms à bien des égards contemporains. D’un côté Alain Badiou (Le Monde du 22-23 février), qui, après avoir appelé Mallarmé à la rescousse des jeunes islamistes forcées au « déshabillage », termine par un portrait du kamikaze en « révolutionnaire » mourant « au nom d’une idée » et nous renvoyant à notre destin de « vieux enfants » coupables d’avoir liquidé « jusqu’au souvenir de l’idée de révolution ». De l’autre Jacques Derrida, qui, dans un livre à deux voix avec Habermas (Le concept du 11 septembre, Galilée), ne se prive pas de réfléchir au type d’événementialité inauguré par le nouveau terrorisme, à la rupture qu’il opère avec le schéma schmittien de la lutte frontale entre ennemis, à son enracinement dans l’intime d’une relation auto-immune, donc suicidaire, des démocraties avec elles-mêmes – mais sans jamais tomber, et tout est là ! dans le vieux piège progressiste de la victime coupable du malheur qui la frappe. Deux lignes, oui. Et deux styles.
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