Je précise. J’ai dit la semaine dernière qu’il s’était produit, le dimanche du scrutin, un événement inédit dans ce type de soirée électorale. Nous avions là des caciques « de gauche » assis sur le même plateau que Marine Le Pen ou Bruno Gollnisch. D’habitude, dans cette situation, quand un démocrate se trouve, par le jeu de la topographie, dans ce type de proximité avec un leader du Front national, c’est, depuis vingt ans, devenu presque un rite, une prescription médiatique et politique, laquelle va d’ailleurs si loin qu’elle prend parfois des allures de comédie : on fait des manières, on se récrie, on insiste sur le fait que cette proximité de places, voire de mots, est une pure coïncidence à laquelle il faut ne prêter aucune espèce de signification, on se démarque, on creuse la distance, on répète, à tout bout de champ, qu’on se passerait bien de l’approbation de Monsieur X ou que Madame Y n’est pas la mieux indiquée, loin s’en faut, pour donner des leçons de ceci ou des brevets de cela, bref, on sauve l’honneur. Or, ce soir-là, rien. Pas un mot. Pas un geste. Pas une fois l’on ne vit Besancenot ou Emmanuelli le moins du monde embarrassés de recevoir le soutien de ces gens. Pas une fois l’on ne sentit l’ombre d’un doute ou d’une impatience à l’idée de ces compromettants alliés renchérissant sur leurs positions. Oh ! ce ne fut pas une décision, bien sûr. Encore moins un changement de cap. Ils n’y ont juste pas pensé. Tout à l’euphorie de leur victoire, ils ont juste oublié le sain principe de démarcation. Et, la politique étant ce qu’elle est, c’est-à-dire quelque chose qui se fait avec des mots, des silences et des lapsus, c’est évidemment un signe très inquiétant.
D’autant qu’il y eut aussi le contenu de ce qui, ce soir-là et les jours suivants, n’a cessé de s’énoncer. Tantôt c’était Emmanuelli qui, n’en revenant pas de son succès, réclamait la démission du président de la République sur le ton et dans les termes du Front national. Tantôt c’était Bartolone dénonçant, dans les termes encore de Jean-Marie Le Pen, la faillite du « système politico-médiatique » et de ses « élites ». Tantôt, Mme Buffet, dirigeante d’un parti qui fut le champion de l’internationalisme, reprenant les refrains les plus éculés du socialisme dans un seul pays pour exalter les vertus retrouvées du « peuple de France ». Tantôt Krivine ou Besancenot retrouvant l’antienne FN pour rappeler que les parlementaires, s’il leur avait été donné de voter, auraient ratifié le traité à 90 % et pour attaquer donc, avec une violence inouïe depuis les années 30, le principe même de la représentation parlementaire. Ou tantôt tels dirigeants d’Attac appelant, dans la langue frontiste toujours, à la « résistance » contre une « mondialisation » qu’on ne prenait même plus la peine de qualifier de « néolibérale ». Jamais, depuis des années, l’on n’avait vu cette gauche souverainiste et nationale aller si loin dans le bord à bord, sans complexes, avec son double ennemi. Si, d’ailleurs. Une fois. Au moment de l’affaire Tariq Ramadan, quand on la vit, du Monde diplomatique à Attac, voler au secours de l’héritier des Frères musulmans, lui offrir des tribunes et, pour ne pas désespérer les banlieues, endosser les thèmes les plus choquants de son fondamentalisme new look. C’était déjà un signe de décomposition d’une certaine gauche. En voici, avec ce scrutin référendaire, un second.
Et les autres ? Le camp pro-européen ? Ce qui, avec le recul, paraît le plus navrant, c’est qu’ils n’ont, eux non plus, guère osé batailler sous leurs couleurs et sur leurs principes. Il y a un excellent petit livre, Le référendum des lâches, de Philippe Val (Éditions Le Cherche-Midi), paru avant le scrutin, mais qui ouvre tant de perspectives que la défaite ne l’a pas rendu obsolète, loin de là. Val – par ailleurs directeur de Charlie Hebdo, l’hebdomadaire, ou l’héritier de l’hebdomadaire, satirique et gauchisant des années 60 et 70 –, Val, donc, s’étonne qu’aucun partisan du traité n’ait parlé des vraies questions posées par ce document. Il regrette que l’on ait laissé les partisans du non mentir aux électeurs en faisant semblant de croire qu’il « gravait dans le marbre » des règles de commerce dont chacun sait bien qu’elles n’ont pas besoin de Constitution pour s’établir. Et il s’indigne, surtout, que nul n’ait osé dire qu’il s’agissait d’un texte politique proposant, pour sortir de la culture de la guerre, un dépassement politique du modèle de la nation patriote, républicaine et souveraine. Eh bien, c’est exactement cela. Qui – hormis, peut-être, Bayrou – a osé rappeler que la construction de l’Europe supposait une rupture franche avec cette forme hégélienne de l’Etat nation dont on sent bien qu’elle a fait son temps ? Qui – hormis, peut-être, Strauss-Kahn – a eu le courage d’affirmer que l’Europe était, comme telle, parce qu’elle rompt avec le souverainisme, un modèle exaltant ? Et d’où vient que la plupart n’aient trouvé à mettre au crédit de leur Europe que le fait que, grâce à elle, la nation française verrait son image grandie et sa place dans le monde renforcée – ce qui était le moyen le plus sûr de se placer, à nouveau, sur le terrain et sous la bannière de l’adversaire. Europe honteuse. Europe cauteleuse. Europe trop rusée, et effrayée d’elle-même. Une Europe dont la déroute était inscrite, non dans les faits, mais dans les mots.
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