Retour à Paris. Et là, au Centre Pompidou, aux côtés de Florence Malraux, Edgar Morin, Nicole Du Roy, Jean Hatzfeld, Olivier Rolin, tant d’autres, aux côtés des anciens de la petite famille que constitua naguère le Parti Bosniaque en France, rendre hommage à cette aventure extraordinaire que fut la création, en pleine guerre, du Centre André-Malraux de Sarajevo.
Car Francis Bueb, son fondateur et directeur depuis dix ans, a accompli là trois gestes qui, vu le présent malaise dans la civilisation européenne, me semblent éminemment mémorables.
Le premier c’est d’être resté à Sarajevo. Pas seulement venu, non : ça, venir, témoigner, partager, pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, la vie des Sarajéviens bombardés, nous sommes nombreux, en ces années, à l’avoir fait. Mais rester, s’installer, vivre la vie, non seulement des assiégés, mais, ensuite, dans la durée, des survivants du siège : ça, il est, avec Suzanne Prahl, la jeune Allemande fondatrice du Kid’s Festival de Sarajevo, le seul à s’y être obligé. Pour quelqu’un comme moi, pour les incorrigibles romantiques qui doivent à la vérité d’admettre qu’ils trouvaient Sarajevo, non certes plus aimable, mais plus digne de souci dans la tragédie et sous les bombes que dans la grisaille du temps de « paix » où elle est entrée depuis Dayton, il y a dans cet entêtement une leçon de fidélité admirable. Combien de fois suis-je revenu dans cette ville aimée parce que, lui, Bueb, au cours de l’une de ces conversations téléphoniques quasi hallucinées dont il a le secret, me rappelait à l’ordre de la triste réalité que, requis par d’autres urgences, je préférais ne pas voir : « non, non, tu n’as pas compris – contrairement à ce que vous pensez tous, la guerre, ici, n’est pas finie » ?
Le deuxième c’est d’avoir, en bon Européen, commencé par la culture. Il y avait, dans les sombres temps que furent les années 1992-1995, deux façons de s’insurger contre la honteuse politique de nos pays. Il y avait la ligne « militaire » de ceux qui parcouraient le monde pour convaincre les opinions, soit de frapper les massacreurs, soit d’armer les futurs massacrés. Et il y avait la ligne « culturelle » de ceux qui, se souvenant que le premier geste des fascismes a toujours été de brûler les livres et que le premier geste de ce fascisme-ci fut, justement, de bombarder la bibliothèque multiculturelle de la ville, concluaient que le premier geste de résistance était, ne pouvait qu’être, un geste de résistance intellectuelle. Les deux, bien sûr, n’étaient pas incompatibles. Et j’ai moi-même tourné Bosna ! pour dire qu’il fallait à la fois, dans le même mouvement, armer les âmes et sauver les corps. Mais s’il en est un qui a pris l’exigence au pied de la lettre, s’il en est un qui a vécu, jusqu’au vertige, ce lien si éminemment malrucien entre littérature et art de la guerre, c’est lui, Francis Bueb, au moment où, de jeune éditeur français qu’il était, il est devenu une sorte de contrebandier, puis de gardien, de livres à destination d’une ville sœur assiégée. Un témoignage, parmi d’autres : longtemps, mon premier mouvement, quand j’arrivais à Sarajevo, fut d’aller me recueillir sur les cendres de la grande bibliothèque incendiée ; dans la dernière année de la guerre, à partir du moment où est arrivé cet étrange passeur, cet homme-livres, j’ai pris l’habitude d’aller d’abord au Centre qu’il venait de créer – humble et fier substitut, défi aux autodafés.
Et puis Bueb a fait un troisième geste qui, pour l’écrivain que je suis, n’est pas non plus sans importance – et ce troisième geste c’est l’introduction, puis l’installation, du signifiant Malraux à Sarajevo. Car que savons-nous, après tout, de ce qu’aurait dit et fait l’auteur de La Condition humaine ? Cet homme de la génération de 1914, ce néo nationaliste guéri par le gaullisme de son cosmopolitisme de l’époque de la Guerre d’Espagne, cet écrivain qui légua tout de même l’un de ses manuscrits à la bibliothèque de Belgrade, est-il si évident qu’il aurait pris parti pour la Bosnie ? Personnellement je crois que oui. Il avait toujours le bon réflexe et je crois qu’il aurait, là encore, eu finalement le bon réflexe. Mais nous ne sommes sûrs de rien. Baptiser un Centre Culturel en Afghanistan du nom de Joseph Kessel, cela irait de soi – baptiser « André Malraux » le même Centre en Bosnie-Herzégovine, cela relève du pari. Et je trouve que, dans ce pari, dans cette façon de se faire le souffleur d’un mort immense, dans cette volonté de doter un écrivain vénéré d’une jeunesse ultime et posthume, il y a quelque chose d’un peu fou mais de très beau. C’est comme si Barrès donnait son nom, à cause de sa proximité de jeunesse avec Léon Blum, à une institution humaniste. Ou comme si l’on imaginait à Drieu une vieillesse surréaliste. Ou comme si l’on donnait son sens, tout son sens, au mot fameux de Berl sur ces morts – Drieu ? Malraux ? – qui sont aussi vivants morts que vivants car ils continuent de bouger, débattre, se débattre, dans les apories du temps qui leur succède. Pour faire cela, pour associer ainsi, en esprit, les deux noms bénis de Malraux et de Sarajevo, pour les unir dans la mémoire de générations qui, bientôt, ne douteront plus de leur lumineuse et consubstantielle unité, il a fallu, là encore, un mélange rare de générosité, d’audace et de probité.
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