Lorsque j’aurai à dresser la liste, un jour, des quelques-uns qui auront été mes vrais contemporains, nul doute que le nom d’André Glucksmann viendra parmi les premiers.
Non que nous appartenions tout à fait à la même génération : nous sommes nés, à douze ans d’écart, l’un avec le Front Populaire, l’autre après la Libération.
Ni que nous soyons ce que qu’il est convenu d’appeler des amis : on ne traverse pas ensemble, comme nous l’avons fait, trente ans de vie intellectuelle sans parcourir aussi, hélas, l’entière gamme de l’ambivalence des sentiments.
Ni même que nous ayons, au fil des années, passé tant de temps que cela en rencontres, débats, échanges de points de vue et d’opinions : si j’essaie de me rappeler le nombre de fois où nous nous sommes vus, réellement vus, autrement que dans des meetings ou sur des tribunes de circonstance, cela se compte sur les doigts d’une main.
Mais voilà.
Contemporains vraiment, contemporains selon un temps qui est celui de l’esprit et plus seulement celui du temps, contemporains au sens de ce partage de gestes et de réflexes qui fait que l’on réagit, au même moment, de la même façon, aux mêmes situations et événements, contemporains au sens de cette simultanéité mystérieuse et le plus souvent silencieuse qui veut que, même à distance, sans s’être vus ni concertés, les lèvres frémissent identiquement, les cris d’horreur ou d’espoir jaillissent sur la même note, les partis pris se forment, les colères fusent, les rêves et les défis s’accordent dans une infralangue, comme on dit un infrason, préalable à toute raison – contemporains dans cet ordre-là, il est de fait que nous le fûmes bien plus encore que nous ne l’avons cru.
Je lis Une Rage d’enfant, son dernier livre (Plon).
Je lis ces Mémoires qui n’en sont pas, pudiques, retenues, et qui ne cèdent jamais à cette tentation du tout-dire dont on sait, depuis Lacan, qu’elle est faute morale, erreur de style en même temps qu’injure à la vérité.
Je lis ce qui s’y dit des cent mille étudiants chinois qui, en avril 1989, quelques mois avant la chute du Mur de Berlin, se révoltèrent, dans l’indifférence des nations, aux cris de « nous voulons une révolution française ».
Ou bien le portrait qu’il brosse de Vaclav Havel, toujours entre deux prisons, paria, proscrit, incarnation de l’esprit de Prague en même temps que de celui de l’Europe captive, devant qui les foules passaient sans, naturellement, le reconnaître.
Ou sa révolte nue, rage et sanglot mêlés, au premier jour du génocide antitutsi au Rwanda.
Ou son premier émoi face à cette guerre de Tchétchénie où l’on tuait comme on respire mais dont le monde entier, « amis de l’Islam » compris, se fichait éperdument.
Ou les pages qu’il consacre (j’aurais retenu d’autres souvenirs mais c’est, je suppose, la loi du genre) à la tragédie des boat people sauvés en mer de Chine ; ou à nos pérégrinations mexicaines de la fin des années soixante-dix, dans la compagnie d’Octavio Paz ; ou à ce premier crime commis en commun que fut, il y a juste trente ans, dans la naïveté d’un temps – sans doute le dernier – où l’on pouvait encore se prendre pour l’ange d’une Annonciation ultime, l’invention de la « nouvelle philosophie ».
Je lis les lignes où il compare le beau « Nous sommes tous des juifs allemands » de 1968 au « Sus au plombier polonais » de la campagne référendaire de 2005.
Je lis ses éloges de Charlotte Corday et de Soljenitsyne ; ou de Baudelaire et Mallarmé ; ou de Custine et Tocqueville, ancêtres d’un journalisme qu’il nous est arrivé – l’Algérie, la Bosnie – de pratiquer, là aussi, au même moment, sur les mêmes ligne et longueur d’ondes, et comme au diapason.
Et puis la mise en procès de ce qu’il appelle drôlement le « marxisme-nihilisme ».
Et puis la symptomatologie de cette maladie de l’âme qu’il nomme la napoléonite et à laquelle il voudrait que l’on répondît, un jour, par une dénapoléanisation aussi résolue que le fut la déstalinisation d’antan.
Et puis l’Histoire du siècle encore, et puis l’Histoire du siècle toujours, hantée par l’ombre des pères, héroïque et tragique, mémorable et pleine d’infamie, mensonges et hauts faits mêlés, illusions sans excuses et admirables épopées : ce siècle si étrange, ce temps de houles et d’incendies où le vide lui-même faisait remous et où seul le pressentiment du pire sut nous garder, parfois, des promesses du meilleur.
Je découvre tout cela.
Je feuillette ces pages qui ont, pour moi, le parfum doux-amer des albums de famille en même temps que celui d’un temps définitivement suffoqué qui nous serait, à l’un comme à l’autre, resté en travers de la gorge.
Et je répète, oui, qu’il y aura eu peu d’intellectuels avec lesquels je me serai trouvé si miraculeusement et constamment accordé.
Lisez Une rage d’enfant.
Lisez-le toutes affaires cessantes, comme eût dit notre commun ami Maurice Clavel. Lisez-les, comme je les ai lues, ces anti-mémoires d’une vie hantée par trop de fantômes pour accepter la sotte idée qu’elle serait « comme un roman ». C’est le cœur d’une génération, et d’une époque, qui bat ici.
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