Elle savait, avant de me rencontrer, que je n’ai pas été, loin s’en faut, un chaud partisan de sa candidature.
Mais cela n’a pas l’air de la gêner. Et si je perçois bien, dans les premiers instants, au fond de cette salle à manger d’hôtel presque vide et sans doute trop solennelle où a été fixé le rendez-vous, un peu de réticence, voire de méfiance, ce qui me frappe c’est, très vite, l’étonnante fraîcheur, la liberté de ton, du personnage…
Ses gaffes par exemple… Ces fameuses gaffes dont tout Paris se gausse et qui vont de ses déclarations sur le Québec à ses incertitudes sur le nombre des sous-marins nucléaires de l’armée française…
Elle éclate d’un bon rire, sans coquetterie, juvénile.
« Ce n’est pas moi qui ai parlé, que je sache, de vitrifier Téhéran ; c’est le Président de la République, Jacques Chirac ».
Le maître d’hôtel nous interrompt pour prendre la commande – salade, filets de sole, vin blanc sec. Elle enchaîne ;
« Car est-ce que ce n’est pas drôle, à la fin ? Quand les autres font une gaffe on dit que c’est un lapsus. Quand c’est moi, ça devient une bourde ou une bêtise. Deux poids, deux mesures ! »
Puis, plus sérieuse, lueur froide dans le regard, le cerne autour des yeux se plissant légèrement.
« De toute façon ils me traquent. Mes collaborateurs, mes enfants, cette amie qu’ils viennent de barrer au Conseil supérieur de l’audiovisuel, moi-même et mes supposées bourdes : tout leur est bon ; ce sont des flics ; ils me harcèlent. »
Je lui fais observer qu’il n’y a pas que les bourdes et que sa phrase sur la justice chinoise, par exemple, dont elle a vanté, à Pékin, la merveilleuse rapidité…
« Cette phrase a été tirée de son contexte ! Je parlais de la justice commerciale. Pas de la justice pénale.
– Soit. Mais ce qui a troublé, c’est que vous étiez très en retrait, en même temps, sur la question des droits de l’homme. Et ce, alors que Sarkozy prenait des positions fortes sur le Darfour, la Tchétchénie, les dictatures…
– Oh Sarkozy et les dictatures ! »
Elle pouffe, juvénile à nouveau, presque gamine.
« La droite et les dictatures, je demande à voir…
Mais, quant à ce voyage en Chine, je vous le répète : avec chacun de mes interlocuteurs, vraiment chacun, j’ai insisté, au contraire, sur le non-respect des droits humains.
– Justement : pourquoi dites-vous droits humains par exemple et pas, comme tout le monde, droits de l’homme ? On a l’impression que cela vous écorche la langue de dire juste droits de l’homme… »
S’engage alors un dialogue de sourds, très étrange, parfois surréaliste, où je lui explique que, pour la gauche antitotalitaire en train de se détourner d’elle, « droits de l’homme » n’est pas une formule mais un concept et que ce concept est chargé de toute une mémoire de souffrances, de résistances, avec laquelle on ne joue pas – et où elle, raisonneuse, intraitable, quelque chose d’aigu, presque d’osseux, qui s’imprime brusquement dans le haut du visage, m’oppose que non, c’est le contraire, et que, quand on lui dit droits de l’homme, elle ne peut pas ne pas entendre droits de l’homme au sens étroit, droits du mâle contre la femme, droits de son père face à sa mère, et que c’est pour cela qu’elle préfère dire droits humains.
« Récemment, insiste-t-elle, je parlais avec une villageoise malienne. Pour elle, c’est comme ça : si vous lui dites “droits de l’homme”, elle comprend automatiquement les droits de la horde mâle qui dicte sa loi depuis des siècles. Alors, je prends le point de vue de la Malienne. Lequel est aussi, soit dit en passant, celui de n’importe quel enfant que vous interrogerez dans la rue. Et c’est pourquoi, oui, je tiens à élargir les choses et à dire “droits humains” ».
Sentant que le malentendu est maximal et que, dans cinq minutes, elle plaidera, comme les féministes américaines dures, qu’il faudrait essayer de dire « herstory » plutôt qu’« history » et qu’elle ne comprend pas pourquoi, dans les cours de catéchisme de son enfance catholique, on ne disait pas « Dieu le Père-Mère » au lieu de l’hyper machiste « Dieu le Père », je préfère, moi, changer de sujet.
Où en est-elle, avec ses rivaux ? Que se passe-t-il avec ce Parti socialiste dont on ne sait plus, à force, si c’est elle qui n’en veut pas ou lui qui, face aux sondages catastrophiques, se met aux abris et l’abandonne ?
« J’ai proposé une mission à Dominique Strauss- Kahn, lâche-elle, comme pour se justifier. Une mission sur la question fiscale. Et quant à Jospin… »
Le sommelier nous ressert. J’observe qu’elle mange de bon appétit, qu’elle boit bien : quelque chose de la bonne nature de Mitterrand avant sa maladie ; quelque chose, aussi, du coup de fourchette de Chirac – un signe ?
« Quant à Jospin, je lui ai téléphoné pour l’inviter le 11 et lui dire que sa place était là, à mes côtés ».
Elle a montré une chaise, près de nous, en retrait, que le maître d’hôtel a retirée quand nous sommes arrivés.
« Mais non. Il a dit non. Il a mieux à faire, apparemment, ce jour-là. Et… »
Un homme, à la table voisine, s’est levé pour venir lui dire qu’il l’admirait. Elle s’est levée aussi, bizarrement émue, plus rose que le rose de son tailleur, contente, son long et joli cou semblant s’allonger encore sous l’effet du contentement.
« Remarquez, reprend-elle en se rasseyant, je comprends Jospin. Qu’une fille comme moi, une Bécassine, lui passe devant pour l’investiture puis réussisse des choses où il s’est, lui, cassé les dents, je conçois que ça le fasse rager.
– Des choses comme quoi, par exemple ?
– Comme Chevènement… Jospin n’arrive toujours pas à comprendre comment j’ai pu avoir Chevènement alors qu’il pense, lui, que c’est de ne pas avoir eu Chevènement, et de l’avoir même eu contre lui, qui est la vraie raison de sa défaite. »
Je suis sur le point de lui rétorquer que ce n’est pas une telle affaire, non plus, d’avoir ou non dans son jeu le très souverainiste, très anti-européen, Chevènement. Mais elle poursuit – songeuse.
« D’ailleurs, oui… Il a perdu pourquoi, selon vous ? Vous avez une explication, vous, sur l’échec de Jospin, il y a cinq ans, face à Chirac et même à Le Pen? ».
Puis, comme je lui réponds, à tout hasard, que c’est une forme d’élitisme politique qui, peut-être, ne passe plus et fut, alors, sanctionné : « c’est cela, oui ; c’est probablement cela ; et ce qui les énerve c’est ma volonté, justement, de rompre avec cet élitisme, cette arrogance ; prenez la démocratie participative ; je n’ai jamais dit que c’était la panacée ; ni qu’il fallait gouverner l’œil fixé sur l’opinion et en l’interrogeant à tout bout de champ avant de prendre les décisions; mais écouter les gens, juste les écouter pour savoir ce qu’ils ont dans la tête alors que, depuis tant d’années, on leur assène nos vérités, ça oui, il fallait le faire et je suis fière de l’avoir fait. »
Nous parlons de sa vision de l’Europe ou de l’Iran – sujets où elle m’apparaît bien moins incompétente, franchement, qu’on ne l’a écrit ; n’aurait-elle pas, au demeurant, face aux échéances qui s’annoncent, et par rapport à tous ses concurrents, l’avantage non négligeable de pouvoir rallier, sinon à son panache, du moins à son tailleur blanc, une part des électeurs qui votèrent non, il y a deux ans, lors du référendum sur la Constitution ?
Elle me dit, au passage, qu’il est sans doute fini le temps de ces fameux tailleurs blancs que l’on a tellement commentés et associés à son image : le blanc de l’attente ; le blanc de la page blanche où il fallait que le peuple de France vienne écrire ses doléances en même temps que ses désirs d’avenir ; le peuple, maintenant, s’est exprimé ; elle va, dimanche prochain, traduire ce qu’elle a compris de ce qu’il lui a dit ; ce jour-là, me révèle-t-elle, sans doute parlera-t-elle devant un mur constellé des photos de ces innombrables hommes et femmes qu’elle a rencontrés ces dernières semaines et elle ne sera, face à ce mur de visages, sûrement plus vêtue de blanc.
Elle est certaine de gagner, dit-elle encore ; elle a un peu peur de cette échéance du 11 février où on l’attend tellement qu’une déception, bien sûr, est toujours possible – mais comme Hillary Clinton, qu’elle admire, elle est certaine, oui, de l’emporter sur ce camp conservateur, figé dans ses certitudes et incapable d’affronter les défis qui s’annoncent : « les banlieues, par exemple ? n’y a-t-il pas d’autre politique, face aux banlieues qui brûlent, que cette politique de pure répression qui fait considérer les émeutiers comme des sauvages, à la lettre des barbares, exclus de la Cité ? comme chez les anciens Grecs nous qualifions de barbares ceux qui n’ont pas, à la parole, le même accès que nous ; et cela est fou ; et cela est suicidaire… ».
Je lui dis encore, moi, pourquoi le rôle d’un intellectuel n’est pas de se rallier mais d’interpeller, poser des questions, voire des conditions, pour, à la fin, le plus tard possible, vraiment le plus tard, se prononcer – et elle écoute avec un air d’humilité qui tranche, lui aussi, avec sa réputation de maîtresse d’école autoritaire et glacée.
Il est minuit passé.
Le restaurant s’est vidé.
Un tout dernier mot sur ses lectures : un livre sur les femmes et le travail d’une certaine Dominique Méda dont elle semble surprise que je ne la connaisse pas ; le volume des Contemplations de Victor Hugo dont, me confie-t-elle, elle ne se sépare pas depuis quelque temps.
Je la quitte, toujours perplexe, certainement pas convaincu, mais avec le sentiment qu’on a peut-être été injuste – moi le premier – avec cette femme ; et qu’elle ne ressemble guère, en tout cas, à la statue – un peu gauche – qu’elle s’est sculptée.
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