Nombreux lecteurs pour m’écrire : « vous êtes impitoyable avec Papon ! que faites-vous du pardon, ce pur don, cette clémence absolue, cette grâce ? que faites-vous de l’impératif évangélique qui commande, non le donnant donnant de la repentance, mais la prescription de l’imprescriptible, l’inconditionnalité de l’excès de don ? » Soit. Le miracle, en effet, du pardon. Cette façon, magnifique, de donner plus qu’on ne doit et de le donner à qui, par définition, ne l’a ni mérité ni demandé. Sauf que Papon, s’il n’a pas demandé ce pardon, demande, hélas, la justice et qu’accéder à sa demande, céder à cette exigence, non d’humanité, mais de réparation, consentir, en un mot, à lui rendre ce qu’il estime lui être dû et que réclame à cor et à cri Me Varaut, son défenseur, serait défaire ce que les juges ont fait et remettre en question, donc, l’ensemble du procès. Si je suis hostile à tout cela, si je dis « oui à la libération de Papon si, et seulement si, il trouve ne fût-ce qu’un mot de compassion pour ses muettes victimes d’autrefois », ce n’est ni par entêtement ni par insensibilité au sort d’un grand vieillard emprisonné, mais parce que ce serait, sans cela, l’immunité, l’impunité, bref l’amnésie qui triompheraient. Remettre la peine, pourquoi pas ? Mais pas au prix d’une révision sauvage de ce qui fut le procès de Vichy.
Madrid. Il y a un écrivain qui, à Madrid, est en train de s’habituer à vivre comme vit, depuis quinze ans, Salman Rushdie. Il s’appelle, cet écrivain, Fernando Savater. Il est l’auteur, entre autres, de Penser sa vie, publié l’an dernier par le Seuil. Et s’il en est là, s’il ne se déplace plus, depuis quelques mois, sans une solide escorte policière, s’il vit la peur au ventre, sous la menace permanente d’une sorte de fatwa, ce n’est pas aux islamistes qu’il le doit mais aux tueurs basques de l’ETA. Son crime ? Avoir dit non au terrorisme. Avoir pris, voilà quelques mois, la tête de « Basta ya » – littéralement « Ça suffit » –, ce collectif citoyen de résistance à la violence qui organise, chaque premier jeudi du mois, une grande manifestation à Saint-Sébastien. Avoir fait, en un mot, son travail d’intellectuel en brisant, avec d’autres, le terrible silence complice qui entourait, par exemple, le meurtre, en novembre dernier, de l’ancien ministre Ernest Lluch. Étrange qu’il ne soit pas plus souvent question de son cas en France. Étrange qu’il faille aller à Madrid pour prendre la mesure du fait que, pour reprendre les mots de Savater lui-même recevant, voilà quelques semaines, à Strasbourg, le prix Sakharov des droits de l’homme, il y a, « au Pays basque, en pleine Europe démocratique, des dizaines de Salman Rushdie en puissance ». Solidarité avec ces autres Rushdie. Soutien – avec qui ? sous quelle forme ? – à ces hommes et femmes qui, à nos portes, prennent le risque de mort en défendant, simplement, les principes de l’Etat de droit.
A propos d’Espagne en France, Jorge Semprun. Et, dans Le Figaro cette fois, sous la plume de Sébastien Le Fol, et dans un contexte, cela va sans dire, infiniment moins dramatique, un énième article fielleux sur la nomination au poste de vice-président du conseil de surveillance de Canal + de l’auteur de L’écriture ou la vie et du Grand voyage, de l’ami de Costa-Gavras et de Montand, du rescapé de Buchenwald, du résistant, de l’ex-rouge, de l’antifranquiste de la première heure et de l’antitotalitaire non moins farouche, d’un homme qui, en un mot, fut et reste une de nos consciences et qui aurait, nous dit-on, « vendu son âme à Messier ». Mais enfin, de quoi parle-t-on ? Pourquoi ce procès d’intention récurrent ? Et en vertu de quelle logique bizarre faudrait-il ne voir que compromission, manœuvre sordide, marché de dupes, dans le fait, pour un écrivain qui fut aussi, soit dit en passant, ministre de la Culture, de veiller sur le destin d’une chaîne de télévision qui sera, chacun le sait, au cœur de la bataille culturelle européenne de demain ? Je connais un peu Semprun. Je sais, ou crois savoir, qu’il est à un moment de la vie où l’on est moins sensible aux honneurs qu’à la cohérence d’une œuvre et d’un destin. Et je me demande bien pourquoi nous ne sommes pas plus nombreux à envisager l’autre hypothèse, tellement plus simple, selon laquelle l’auteur de Z et de L’aveu, le dialoguiste d’Alain Resnais, continuerait d’être, jusques et surtout dans cette fonction nouvelle, l’ami des cinéastes, leur représentant, leur avocat – l’allié naturel, non du « grand capital », mais des artistes dans la bataille dont ils ne cessent de dire, et ils ont raison, qu’elle les opposera bientôt à l’industrie des loisirs hollywoodienne. Semprun otage de Messier ? Mais non. Messier otage de Semprun. Même si, sans doute, il ne le sait pas encore. On a presque toujours tort de sous-estimer les écrivains.
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