« Vous faites beaucoup de choses à la fois, n’est-ce pas ? » demande la nouvelle « Agence lacanienne de presse » à Jacques-Alain Miller, son directeur, par ailleurs éditeur de Lacan, et qui, depuis quelques mois, bombarde les quartiers généraux de la presse et de la culture de ses étranges et belles « lettres à l’opinion éclairée ». Et lui, Miller, l’auteur des lettres, l’homme-orchestre qui, jour après jour, nous entretient, pêle-mêle, du 11 septembre, du cas Robespierre, du phénomène kamikaze, de l’héritage intellectuel de Lacan, de la décomposition accélérée des chapelles psychanalytiques, de répondre, superbe : « beaucoup de choses, et toujours la même chose ».

Dans les Mémoires improvisés, de Claudel (conversations avec Jean Amrouche, un classique, que les Cahiers de la NRF ont l’heureuse idée de rééditer), cette façon, tellement d’époque, de se vivre soi-même comme une sorte de bureau de conversion pour écrivains en perdition. Le bureau-Claudel consulte. Le bureau-Claudel reçoit. Il passe un temps fou, le bureau, à examiner le cas Sachs, à correspondre avec Suarès, Gide ou Rivière, à se pencher sur le dossier Max Jacob. Et il le fait – c’est ce qui frappe – avec les mêmes méthode, esprit de sérieux, sang-froid que s’il avait à se prononcer sur la question d’Orient ou des Balkans. La conversion sans amour… L’âpre négociation des grâces… Tout ce tourbillon d’âmes égarées, rappelées à l’ordre par ce singulier bénisseur… Un filon littéraire qui s’est perdu ?

La musique, dit Sollers (Mystérieux Mozart, Plon), n’« adoucit » évidemment pas les mœurs. C’est le disco qui adoucit. C’est le boum-boum des rave-parties et de la techno planétarisée qui fait « planer ». La musique, la vraie, fait beaucoup mieux. Elle remet le monde à l’endroit. Elle résiste à sa lèpre lente. Elle suspend la débâcle qui l’emporte. Elle permet, en un mot, aux égarés de reprendre pied. D’où vient que les écrivains – moi le premier – s’intéressent si peu à la musique ? D’où vient qu’ils soient si prompts – surtout les Français – à disserter sur le cinéma, l’architecture, la peinture, et si rares quand il s’agit de sonder la teneur en pensée du Requiem de Mozart ? Sollers toujours, dans la dernière livraison de L’Infini (où les amateurs d’histoire littéraire devront également lire, concernant la fondation de Tel Quel, les relations avec Hallier, ou avec le nouveau roman et Robbe-Grillet, l’importante Situation de Marcelin Pleynet) : « il y a un vieux problème, en France, avec la musique… »

Saison des prix littéraires. Émotions (rares). Déceptions (nombreuses). Avalanche de romans lus, feuilletés ou aussitôt reposés (en cette veille de Goncourt, j’ai bien trop peur de compromettre mon favori pour en dire davantage et préciser). Et puis ce mot de Faulkner, retrouvé dans ma vieille édition Blotner des Lettres choisies (Gallimard), qui peut, à première vue, sembler bizarre mais qui, à la réflexion, m’enchante car je m’aperçois qu’il « marche » dans presque chaque cas : la clé d’un roman réussi (c’est-à-dire, dans le contexte, d’un roman qui a su échapper au piège fatal du naturalisme), c’est le « détail qui sonne faux ».

Les derniers livres de Jacques Derrida. Ces collections de conférences. Ces causeries transcrites sans ratures ni remords. Ces interventions à peine relues et dont on a peine, tant elles sont nombreuses, à suivre l’enchaînement. Ces articles parfois minuscules, gonflés pour faire un volume, et, parfois, si décevants. D’où vient, chez ce penseur majeur, exigeant, cette manie de recueillir ses propres vestiges ? Pourquoi, chez ce maître de ma génération et de quelques autres, chez le philosophe sans concession de L’écriture et la différence, de la Grammatologie et de Glas, cette drôle de tentation de se panthéoniser de son propre vivant ?

Découvert, dans un vieux numéro de la revue Europe, que c’est Mallarmé qui, dans La dernière mode, son journal, invente le fameux « Questionnaire » que l’on attribue, d’habitude, à Proust. Tout y est. Les qualités favorites chez l’homme et chez la femme. Le peintre préféré. L’occupation favorite. Vos héros dans la vie réelle ou littéraire. Vos auteurs en prose et poésie. L’état présent de votre esprit. Avec, toutefois, des variantes dont se régaleront les amateurs : quels caractères détestez-vous le plus dans l’Histoire ? (réponse : « les principaux ») ; où préférez-vous rêver ? (« je ne le dis pas, car trop envie d’y aller seul ») ; votre fleur favorite (et cette réponse, tellement mallarméenne : « la bouche »).

Réponse de Hemingway à un journaliste qui lui demandait s’il croyait en Dieu : « sometimes, at night ».


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