Le débat sur l’avenir de l’Afghanistan ne fait que commencer. Il faudra, c’est l’évidence, contraindre ou encourager les vainqueurs à composer. Il faudra, à Bonn et ailleurs, peser de tout notre poids pour que les factions qui se disputent depuis vingt ans le pouvoir acceptent de s’entendre. Il faudra – à tout seigneur tout honneur – que l’Alliance du Nord donne le ton en commençant par exemple, comme elle vient de le faire dans la composition de sa délégation à Bonn, d’introduire des femmes dans ses instances représentatives. Bref, tout est à inventer à Kaboul. Tout est à repenser. Et ce sera la tâche, non seulement des Afghans, mais de la coalition internationale qui les a aidés à se libérer et dont on n’imagine pas qu’elle puisse, une fois encore, comme après le départ des Soviétiques, se désintéresser de l’avenir.
Pour l’heure, et pour ma part, je veux brièvement revenir sur ces fameuses années d’après la déroute soviétique où l’Alliance du Nord a déjà, une première fois, exercé le pouvoir et où il est devenu de bon ton de dire que l’expérience aurait, de son fait, tourné au désastre civil et militaire. D’abord, je l’ai annoncé (Le Point du 16 novembre). Mais c’est, surtout, l’argument massue de tous les rabat-joie qui nous serinent depuis trois semaines que les héritiers de Massoud seraient historiquement, donc structurellement, incapables de faire régner la paix dans le pays. Qu’en fut-il, au juste ? Que s’est-il passé, exactement, dans cette parenthèse entre l’ordre soviétique et taliban ?
1. Contrairement à ce que disent et répètent, en boucle, les commentateurs trop pressés, ce n’est pas Massoud mais Gulbuddin Hekmatyar, son rival, qui, en avril 1992, alors qu’un « comité de sécurité » de six membres représentant les principales forces de la résistance règne sur Kaboul, jette ses milices sur la ville et relance le processus de guerre.
2. C’est lui, Gulbuddin, l’anti-Massoud, le représentant de l’islam le plus obtus d’Afghanistan, l’homme qui, dans sa jeunesse, vitriolait les femmes dévoilées et qui, pour ces raisons et quelques autres, demeure jusqu’aujourd’hui l’ennemi numéro un des chefs de l’Alliance du Nord, c’est lui donc qui, ensuite, pendant les années 1993 et 1994, bombarde la capitale et la met à feu et à sang.
3. Loin d’alimenter cette guerre, loin de répondre aux roquettes des milices de Gulbuddin par une violence inverse et aveugle, Massoud hésite, d’abord, à entrer dans la ville (« si je rentre en ville, cela risque d’attiser les différences entre Pachtouns et non-Pachtouns » – déclaration à l’envoyé spécial du Monde, 18 avril 1992) puis, un an plus tard, après l’accord de Jalalabad entre les chefs des neuf partis d’Afghanistan, démissionne de son poste de ministre de la défense pour (Le Monde encore, 22 mai 1993) empêcher que son adversaire n’ait « le moindre prétexte pour continuer les combats ».
4. Plus tard encore, à partir de mars 1995, quand vient le tour des talibans et qu’ils prennent le relais de Gulbuddin pour, depuis les mêmes positions, à Charasyab, canonner, affamer, terroriser la capitale martyre, Massoud et l’Alliance du Nord font tout pour rallier les chefs pachtouns modérés ; puis proposent le pardon à ceux des assaillants qui acceptent de déposer les armes ; puis, le 27 septembre 1996, quand une seconde offensive mène aux portes de Kaboul les étudiants en théologie, ils font retraite, quittent la ville et, pour empêcher le bain de sang fratricide, choisissent de continuer la résistance depuis Jabul Saraj, Charikar, puis le Panchir.
5. Il y a les quelques mois, enfin, de cette même année 1995 où, ayant vaincu les islamistes d’Hekmatyar, ayant provisoirement repoussé les talibans, et tenant en lisière les forces ouzbèkes de Dostom ainsi que les chiites du Wahdat, l’Alliance fait régner dans la partie du pays qu’elle contrôle une atmosphère de paix relative que les hommes et surtout les femmes de Kaboul se rappellent encore avec nostalgie. Je me souviens de lui, Massoud, me racontant l’histoire de Batcha-o-Saqao, ce chef tadjik qui, en 1929, s’était emparé de la capitale, avait renversé le roi Amanoullah et avait été chassé au bout de neuf mois car il n’avait pas su fédérer les ethnies diverses, notamment pachtounes, sans lesquelles « rien n’est jamais possible à Kaboul ». Et je me souviens de ce souci qui était le sien, obsessionnel : ne pas répéter « l’erreur de Batcha-oSaqao » ; ne surtout pas tomber, à nouveau, dans ce terrible « piège de 1929 »…
Alors, bien entendu, Massoud n’est plus là. Et il n’est malheureusement pas dit que Younous Qanooni, Mohammed Fahim et Abdullah Abdullah, ses successeurs, aient hérité de son aura, de son intelligence stratégique et de sa conscience nationale. Mais faut-il, pour autant, parier sur le pire ? Va-t-on, au mépris de la vérité, continuer de caricaturer les libérateurs de Kaboul ? N’y aurait-il pas moyen de combiner l’indispensable vigilance avec un respect minimum de l’histoire et des faits ?
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