L’actualité proche-orientale m’a empêché, la semaine dernière, d’évoquer un événement plus lourd de sens qu’il n’en a l’air : le procès, devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, du général Paul Aussaresses qui fut, pendant la guerre d’Algérie, l’un des adjoints de Massu et a sur la conscience des centaines de cas de torture et d’exécutions extrajudiciaires.
Car que s’est-il passé, au juste, pendant ce procès ?
Qu’a-t-on, précisément, reproché au boucher de la bataille d’Alger, modèle, dans la vie réelle, du terrible « commandant O. » d’Yves Courrière et auteur, au soir de sa vie, d’un livre, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957, où il raconte les tueries auxquelles il a présidé ?
A-t-on mis ces crimes au pilori ? A-t-on profité de l’occasion pour dénoncer la fraction de l’armée française et, au-delà, de la société qui composa avec le pire et se laissa gagner par la « gangrène » ? A-t-on posé le problème de la chaîne de commandement qui, partant d’Aussaresses pour monter jusqu’à Massu, puis de Massu jusqu’aux ministres Lacoste, Lejeune, Bourgès-Maunoury, Mollet, Mitterrand, a installé la pratique de la torture au cœur de la République et de l’Etat ?
Non.
Car la loi française est ainsi faite que, contrairement aux législations en vigueur dans la plupart des autres grands pays européens, elle prescrit les crimes de guerre et interdit donc – j’en sais quelque chose – de les dénoncer ou de les poursuivre. En sorte que les associations parties civiles (Ligue des droits de l’homme, MRAP), indignées par les aveux du vieux général, par son cynisme tranquille et sans remords, par la précision clinique de ses récits, n’ont eu la possibilité de le poursuivre que pour apologie de crimes de guerre ; et elles n’ont pu le faire – autre absurdité de la loi, effet pervers du droit de la presse – qu’en attaquant aussi, pour « complicité » avec Aussaresses, l’éditeur du livre, patron de la Librairie Perrin, Olivier Orban.
Mine de rien, cette affaire est extrêmement grave.
Elle aboutit à traîner devant un tribunal et à insulter un éditeur qui, disposant, pour la première fois, d’un témoignage privilégié sur quelques-uns des aspects les plus obscurs de la guerre d’Algérie, n’a fait que son devoir en le publiant.
Elle fait peser, au-delà de lui, une menace non dite sur tout éditeur qui, par hypothèse, tomberait demain sur les confessions d’un gardien d’Auschwitz, les aveux d’un kagébiste ou d’un ancien responsable khmer rouge, les Mémoires d’un Maurice Papon ou celles d’un kamikaze repenti et ne pourrait les publier sans encourir le risque d’être accusé de complicité avec le crime.
Elle donne au juge le pouvoir sur l’historien ; aux tribunaux le dernier mot sur la circulation de l’archive ; à des instances de contrôle qui sont, en l’espèce, incompétentes le droit de décider quels sont les témoignages qui ont, ou non, le droit d’être produits pour alimenter la réflexion des chercheurs ; bref, quelle que soit la sagesse des magistrats, si décidés qu’ils soient à ne pas céder à l’arbitraire ou laisser parler leur caprice, elle réintroduit quelque chose qui ressemble à s’y méprendre à une censure.
Et puis en donnant à penser, enfin, que le vrai crime n’est pas d’avoir tué mais de le dire, en installant l’idée que le plus répréhensible n’est pas d’avoir exécuté de ses mains des « fellaghas » mais, au soir de sa vie, dans un journal puis dans un livre, de l’avouer sans fard ni détours et de violer une loi du silence qui, au fond, arrangeait tout le monde, ce procès ne peut qu’alimenter la tendance, constante dans l’histoire récente, à placardiser notre mémoire.
La guerre d’Algérie est aujourd’hui, au moins autant que Vichy, le trou noir de la mémoire française.
Ou bien nous l’admettons et, quitte à modifier la loi, nous regardons en face les monstres qui, comme Aussaresses, commencent de sortir des placards ; nous appelons de nos vœux la multiplication des témoignages, des actes de repentance, des Mémoires qui en prennent acte ; et, sans exclure, bien entendu, l’autre côté des choses, sans éprouver la moindre complaisance ou indulgence à l’endroit des crimes qui, au même moment, étaient commis par le FLN, nous permettons au travail du deuil, donc de la vérité, de se faire.
Ou bien nous nous y refusons ; nous persévérons dans la volonté, la passion, d’ignorer ; nous nous cramponnons à un supposé devoir de réserve qui n’est que l’autre nom de l’hypocrisie glauque, de la tartuferie, du mensonge d’Etat ; et, sous prétexte de « tourner la page », de « laisser les morts enterrer les morts » ou de ne pas « salir » la mémoire de l’armée française, nous prenons le risque du somnambulisme politique, de la schizophrénie – et nous salissons, pour le coup, ceux des militaires, des fonctionnaires ou des politiques de l’époque qui, aussi nombreux que les autres, peut-être plus, ne trempèrent pas dans l’infamie.
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