Quelques mois d’absence – et retrouver Jean-Marie Le Pen fidèle à ses rancœurs, ses bassesses calculées, ses haines. Étrange comme cet homme, vu de loin, peut haïr son propre pays. Il prétend le contraire ? Oui. Mais la France qu’il aime aimer est toujours une France battue, vaincue, perdue, voire corrompue – c’est une France qu’il ne sait chérir que lorsqu’il l’imagine en proie à l’on ne sait quelle gangrène : relève-t-elle la tête ? a-t-elle une bouffée de santé, de bonheur, ou simplement de bonne humeur ? Ce n’est plus sa France. Ce n’est plus la France. C’est l’anti-France, dit-il – tant il est vrai que l’extrême droite, au fond, déteste la France.
Quelques mois d’absence – et rien de changé, de l’autre côté, dans la stratégie de ses adversaires. N’aurions-nous le choix, vraiment, qu’entre la complaisance et l’anathème ? le compromis électoraliste et l’union sacrée qui diabolise ? Répéter comment cette affaire de « Front républicain » est ce que lui, Le Pen, appelle de ses vœux depuis dix ans ; redire que nous le construirions de toutes pièces, et de nos mains, cet « établissement » que le Front fantasme et qui le mettrait, en prenant forme, en position d’alternative ; réexpliquer – je l’ai fait, déjà, tant de fois ! – que cette « union de tous contre un » signifierait un pays coupé en deux dont cette question de l’extrême droite serait la seule ligne de partage. Rassembler, en un même bloc, la majorité antifasciste du pays ? C’est le risque, mécanique, d’une minorité fasciste montant à trente, quarante, quarante-neuf pour cent…
Quelques mois d’absence : on me dit que la gauche se refait. J’écoute. Je lis. Et j’apprends qu’elle n’a pas trouvé meilleur étendard qu’un anticléricalisme rance (gare à la visite du pape !) et, du côté des idées, Bourdieu et l’obscur Fitoussi (Bourdieu : ce que les années 60 nous lèguent de plus éculé ; Bourdieu : la pensée, comme si Foucault, Baudrillard, Furet n’avaient littéralement pas existé…).
Quelques mois d’absence : j’entends que Juppé fait des progrès, qu’il est moins raide, moins arrogant. Je l’aperçois à la télévision. Il a changé, c’est vrai. Mais c’est qu’il n’a su, comme souvent, se libérer d’un masque qu’en en prenant un autre : une onction, une suavité, une façon d’incliner la tête ou de se frotter les mains lorsqu’il s’exprime dont on dirait qu’il les prélève dans le stock des mimiques de Mitterrand. Signe d’assurance, ou de désarroi ?
Quelques mois d’absence : ce sont des disparus – des chers, très chers disparus, à commencer par Marthe Robert. Que reste-t-il de Marthe Robert ? Et qu’en sauront les jeunes gens venus, après elle, à l’âge d’homme ? Un petit bloc de mémoire. Un pan d’érudition. Un canton de la culture (Kafka, Broch et Cie) et, donc, de l’âme ou de l’esprit. Partir en laissant l’adresse des livres qu’on a aimés.
Quelques mois d’absence, et c’est non une disparition, mais un naufrage – je parle à l’abbé Pierre. Quelqu’un a-t-il expliqué par quel fatal enchaînement le virus révisionniste a pu sauter, en dix ans, de Faurisson à l’abbé ? Et dira-t-on, un jour, la vérité sur ces fameux « héros préférés » des Français qu’un étrange monde du silence met au-dessus de tout soupçon ?
Quelques mois d’absence – un œil à la liste des bestsellers. Toujours Mitterrand. Mais aussi – et c’est la même chose – l’Égypte ésotérique (quatre titres).
L’ineffable Coelho (deux). Mauvais signe, oui, quand reviennent en force les bataillons de la pensée obscure – magie, mystagogie, superstitions vagues, secrets…
Quelques mois d’absence – et Debray publie ses Mémoires. Y a-t-il un pays au monde où les écrivains donnent si tôt, si volontiers et, surtout, si souvent (dans le cas Debray, c’est, si je ne m’abuse, la troisième fois) le recueil de leurs souvenirs ? Particulièrement piquant : ce livre, dont l’objet est de nous dire « j’en ai soupé des allégeances, des maîtres, des crédulités », arrive au moment précis où, en la personne du sous-commandant Marcos, une nouvelle et ultime allégeance semble s’imposer à lui. Simultanément : « on ne m’y reprendra plus » et « toujours bon pour le service » – contradiction que, somme toute, je trouve plutôt très sympathique…
Quelques mois d’absence – et sort, chez Gallimard, la traduction des écrits proserbes de Peter Handke. L’auteur a retiré de la couverture le sous-titre d’origine, Justice pour la Serbie. Mais il a gardé en revanche – comment faire autrement ? – les douteuses considérations sur Srebrenica, ses charniers et l’« obscénité » de ceux qui les ont, selon lui, dénoncés. Là aussi quel naufrage ! et, au fond, quelle tristesse…
Quelques mois d’absence – et, tout même, une bonne nouvelle : sous la pression d’une presse qui, notamment en France, paraît résolue à sauver l’honneur, le Tribunal international de La Haye prend corps et se donne les moyens d’exister.
Une autre bonne nouvelle : Rohmer et Desplechin – le « miracle français » au cinéma – en tête du boxoffice ; vive le cinéma européen quand il mise comme ici, et inlassablement, sur l’intelligence !
Trois mois d’absence, et, enfin, mon ami Jean-Paul s’apprête à publier. Pour ceux qui, comme moi, savaient depuis vingt-cinq ans le grand écrivain qu’il est, pour ceux qui désespéraient de le voir jamais donner ses livres magnifiques et mystérieusement retenus, bref pour les quelques initiés qu’il avait mis dans le secret de ses généalogies fabuleuses et de son talent extrême, c’est, tous registres confondus, la bonne nouvelle de la saison.
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