Un moribond au pouvoir. On dira que les Russes ont l’habitude et que Brejnev, Andropov, Tchernenko n’étaient pas des modèles de santé. N’empêche. Une chose est un dictateur mort-vivant. Une autre est un mort-vivant librement, consciemment et, au fond, démocratiquement élu. Comme si la Russie de cette fin de siècle faisait ainsi l’aveu de sa propre décomposition : une société de spectres gouvernée par un spectre. Comme si l’Histoire contemporaine, en une pirouette ultime, venait soudain nous dire : jamais le mot de Marx n’aura sonné si juste – un spectre hante l’Europe, et c’est celui du communisme.
Margaux Hemingway. Son cadavre retrouvé trente-cinq ans, jour pour jour, après le suicide de son illustre grand-père. Coïncidence terrible. Familles, je vous hais. Ces lignées effroyables où l’on dirait que l’on a le crime, le désespoir, la folie, la réprobation dans le sang. L’âge classique en aurait fait des tragédies. Le nôtre se contente d’entrefilets – ou, ce qui revient au même, de romans-photos.
Un dernier mot sur ces « zapatistes » qui semblent devenus chez certains – Régis Debray, Danielle Mitterrand, d’autres – la dernière incarnation de l’idéal défunt. Je soutiens, moi aussi, l’insurrection douce du « sous-commandant » Marcos. Je suis même, au sens strict, le premier à la soutenir puisque le tout premier texte que j’aie écrit, le premier que j’aie surtout publié (Les Temps modernes, octobre 1970) était précisément consacré à cet État du Chiapas, au sud du Mexique, où le mouvement est né et où j’avais, à l’époque, mené l’enquête pendant quelques mois. Ma seule réserve, dans ce cas : cette sotte inconditionnalité à laquelle se sent obligée, dès lors qu’elle prétend s’engager, la gent pétitionnaire. Tellement plus juste, au contraire, de soutenir en débattant, d’appuyer en dialoguant, bref de s’engager sans doute – mais sans que cet engagement débouche sur l’idolâtrie, le fétichisme, le dédain de l’esprit de nuance et, parfois, de l’esprit tout court.
À propos de tragédie, ce beau mot de Henry James que l’on aimerait voir en exergue de tous les plans antichômage : « Un homme qui ne trouve pas d’emploi est une figure infiniment plus tragique que n’importe quel Hamlet ou Œdipe. »
Hemingway, encore. Portrait télévisé. Grandeur de cet homme qui, comme Gary, comme Malraux, aura fait la guerre sans l’aimer – exacte antithèse de tous les salopards qui, à la même époque, c’est-à-dire de 1914 à nos jours et à la Bosnie, l’auront aimée sans la faire. La morale de Hemingway contre celle, mettons, de Barrès – rossignol des carnages et belliciste de l’arrière.
Un débat prétendument littéraire où l’on nous refait le coup de la « sincérité » des écrivains – avec en prime, et forcément, l’éloge convenu de l’œuvre balbutiée, inachevée, presque maladroite ou étranglée. Plaider, à l’inverse, pour l’insincérité de l’art ?
Octavio Paz. Voûté, soudain. Presque fragile. Une voix plus sourde aussi – comme l’est toujours, il me semble, la voix des grands silencieux. Dans l’œil bleu, en revanche, la même lueur d’impatience qu’il y a dix-huit ans quand il parraina la tournée de conférences qu’avec Lardreau, Glucksmann, Dollé, Françoise Lévy, nous étions venus faire au Mexique.
Le sida… La vache folle… Maintenant cette affaire d’amiante… Terreurs fin de siècle. Pyrotechnie du pire. Rumeurs d’apocalypse. Et ce millénarisme à l’envers qui nous voudrait guéris des malédictions de l’espèce.
Marx en bandes dessinées. Non, ce n’est pas une farce. Ni l’invention dérisoire d’un yuppie en mal de profits. C’est l’initiative, au contraire, du comité central du Parti communiste chinois. On rêve. On hésite à croire. Et puis on se surprend à penser – mais, chut ! ne pas le dire trop fort ! – que Le petit livre rouge avait tout de même plus d’allure…
Hutus et Tutsis d’accord pour refuser l’intervention militaire au Burundi. Là aussi on croit rêver. Mais non. On a bien lu. Car telle est bien, hélas, la vérité de l’époque : union sacrée pour la mort, consensus dans le massacre – le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes réduit de plus en plus clairement au droit de se massacrer en paix. Signe du temps ? Ou vérité du siècle ?
Ce que je trouve le plus beau dans le film d’Arnaud Desplechin : la façon dont il met en œuvre ce que j’appellerai « la leçon de Dreyer ». Je cite de mémoire : « Ne pas filmer seulement les visages mais, derrière les visages, les sentiments et les passions qui ont fini par les habiter. » Et puis, au-delà : ce côté autoportrait en pied, en marche et à plusieurs facettes que les critiques ont, me semble-t-il, trop rarement souligné.
On connaît le mot de Malraux à la grande époque du gaullisme : entre les communistes et nous, il n’y a rien. Puissions-nous n’avoir jamais à écrire – version cauchemardesque, mais de moins en moins absurde, de la formule : entre les lepénistes et nous, il n’y a tout à coup plus rien. « Nous » ? Les démocrates qui, sur le front du droit, des idées et, bien sûr, du style, résistent sans transiger à la vulgarité du temps.
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