Terrorisme nouvelle époque. Plus d’idéologies. Plus de politique. Une violence pure, qui ne s’embarrasse plus ni de raisons ni de mots. Et le véritable affrontement, le face-à-face qui se révèle : non plus – schéma classique – « les terroristes contre les États » mais – plus vertigineux – « la Terreur contre le Spectacle ». Écoutez plutôt. Et imaginez. Le Spectacle qui claironnait : « les dernières olympiades du millénaire ; la fête de la fin du siècle ; les systèmes de sécurité les plus sophistiqués, les plus inviolables jamais conçus ». Et, face à cette surenchère, une autre surenchère, diabolique, qui répondait : « inviolables ? vraiment ? eh bien, voyons voir ça ; ce sera technique contre technique ; sophistication contre sophistication ; votre ingéniosité contre la nôtre ; notre désir contre le vôtre ; et, en écho à votre défi, une sur-terreur, un sur-défi… » Spécularité monstrueuse. Aimantation sourde de l’un par l’autre. Les olympiades comme objet de désir et, en guise de passage à l’acte, un carnage abominable. Question à peine formulable – mais il faut, face à l’horreur, et si l’on veut, un jour, en venir à bout, poser toutes les questions : et si, pour les assassins d’Atlanta, il s’était aussi agi de participer, à leur manière, à la grande kermesse planétaire annoncée ?

Vu, avec retard, le magnifique Casino de Scorsese. Face à une œuvre de cette ampleur, face à tant de talent et, surtout, d’intelligence, que reste-t-il du cinéma français et de ses petites natures ?

Étrange, cette affaire du Chiapas et du « sous-Commandant » Marcos. Le mouvement, en France, est à peine né que voici les esprits forts, les journaux branchés, les intellectuels à qui on ne la fait pas et les journalistes décrypteurs de mythes qui en font, sinon le procès, du moins l’analyse critique instantanée. Autrefois, il fallait dix ans. Il se passait un interminable temps entre la folie Mao et son procès, le délire stalinien et sa dénonciation, l’aveuglement cubain, cambodgien, palestinien et le jour où, enfin, au terme d’un long et douloureux travail, les yeux se dessillaient. Autrefois, oui, il y avait, entre le moment de la passion politique et celui où l’on s’en déprenait, un temps qui était celui de l’illusion, de son installation dans les âmes, du dégât qu’elle y faisait, puis du doute, du vacillement ultime, du deuil. Aujourd’hui tout va plus vite. Les étapes se télescopent. C’est comme si le mirage naissait avec, déjà programmé, le jeu de sa dissipation. Ce sont comme des chimères nouvelles qui nous arriveraient tout armées, c’est-à-dire, au fond, déjà désarmées – des chimères dont on est tenté de dire qu’elles sont à désenchantement incorporé. Ces chimères comme des éphémères, ces ivresses contemporaines de leur propre dégrisement, que faut-il en penser ? marquent-elles un progrès de nos lucidités, un recul de nos crédulités – ou sont-elles le signe, au contraire, de la frivolité de l’époque et de son cynisme ?

Discussion avec un ami qui trouve que Casino est le moins bon film de Scorsese. Débat sans objet. La seule question dans la saison présente, alors que la haine de la culture prend si volontiers la forme de sa célébration, en ces temps dominés par les non-films des non-cinéastes et les non-livres des non-écrivains, que faut-il préférer – le film raté d’un auteur ou l’œuvre réussie d’un non-auteur ?

Ce qui vous fait « le plus peur au monde » ? Cette réponse de Truman Capote qui m’a toujours fait rêver : « s’engager sur la pente de la folie et passer le restant d’une pauvre vie à écouter le bruit que l’on fait en applaudissant d’une seule main ».

François Musy monte la bande-son de mon film. Pour cela, il a commencé – c’est sa méthode – par s’enfermer pendant des semaines avec les « sons seuls » que nous avions rapportés du Mexique. Il n’a rien vu. Rien lu. Il s’est contenté d’écouter des dizaines et des dizaines d’heures de dialogues sans image, d’ambiances sans décor, de clameurs, de soupirs, de pépiements obscurs, de bruissements, froissements, frôlements, grondements, crissements divers, grincements, rires ou silences. Et la première question que je lui pose lorsqu’au bout de ces semaines passées, seul, dans son studio de Rolle, à entendre ces voix sans chair et ces bruits sans corps ni objet, il vient enfin découvrir les premières séquences du film, est évidemment : « ce que vous voyez ressemble-t-il à ce que vous imaginiez ? entendiez-vous ces couleurs ? vous figuriez-vous ces paysages ? et le visage de ces foules, ces souffrances, ces joies, cette qualité de lumière, cette poussière, vous en étiez-vous fait une idée ? » Musy me répond que oui. Tel un narrateur borgésien, il avait recomposé à l’aveugle un univers dont il n’avait que le timbre. La chair des sons. Le corps d’un souffle. Et si le monde, au fond, pouvait se réduire à ses voix ?

Les profanateurs de Carpentras étaient bien, aux dernières nouvelles, des skinheads proches de l’extrême droite politique. Nausée. Dégoût. On attend des excuses de M. Le Pen.


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