Leitmotiv de toutes les politiques contemporaines : l’homme a besoin de « sens », il est en panne de « sens », il faut donner à son existence un « sens » dont elle est dépourvue – manière élégante de dire qu’il faut, pour qu’il ait de vraies raisons de vivre, tenter de lui en donner des fausses… N’est-ce pas le contraire même de l’idéal démocratique ? la négation de ce principe de finitude qui est notre gage d’autonomie ?
Lu, au dos de la couverture d’un livre récent, mon nom mêlé à celui des anciens « gardes rouges français ». J’éclate de rire, bien entendu. Mais non sans me remémorer, tout de même, ce que j’écrivais il y a vingt ans du maoïsme et de son rôle. Moment de folie collective ? Pure erreur ? Oui et non. Car ce fut aussi, dans les conditions très particulières de la France des années 60, une formidable machine de guerre contre le stalinisme régnant et, donc, le totalitarisme. Ruse de l’Histoire. Traitement du mal par le mal. En quoi Sollers n’a pas tort, dans Le Figaro de ce matin, de dire : « cet engagement n’était pas un égarement ; de ce moment de ma jeunesse, je ne regrette rien ».
Sollers, justement. L’amitié entre deux écrivains (et, peut-être, l’amitié tout court) : non pas, comme on le croit souvent, une pratique de l’échange, du dialogue, du pour-parler interminable, de la causerie approfondie, mais juste le contraire – une connivence si aiguë, une entente si bien établie, qu’elles se passent quasiment de mots et ramènent la conversation à sa dimension la plus minimale. Laconisme de l’amitié. Rareté de la parole amie. L’amitié – ou la parole réduite à sa forme sténographique.
Nouveau film d’Oliveira. Et nouveau chef-d’œuvre. On pense à Jean Renoir ordonnant à sa secrétaire, dans les derniers mois de sa vie : « pousse mon fauteuil roulant, je suis comme une caméra marchant au ralenti ». (À cette différence près, tout de même : quatre-vingts ans passés – et l’inentamable jeunesse d’Oliveira.)
La « vie » dans un grand roman : celle, non des héros, mais des mots. Eh bien, c’est la même chose pour la vie dans un grand film : celle, non des personnages, mais des images et de leur implacable enchaînement. Le Oliveira, encore. Absurdité, dès la première image, de l’idée selon laquelle une fiction pourrait avoir maints déroulements possibles et, par exemple, maints commencements. Elle n’en a qu’un. Sans doute ni contingence.
Le goût du jour au cinéma : l’éloge de la maladresse, de l’inachèvement, presque de l’amateurisme – ce tremblé du désir et de la forme où l’on voit trop souvent, en France, le cachet de l’authenticité. Face à cela, quelques films qui tiennent ferme le cap inverse : outre – toujours – le Oliveira, le très bel Élève d’Olivier Chatzky. Leçon de forme et de maîtrise. De rythme et de fabrication. Un art de la contemplation en même temps qu’une science, extrême, du mouvement. Des lumières rares. Des couleurs sans espèce. Des clairs-obscurs que l’on ne voit, d’habitude, qu’en peinture.
Bref un film qui ne double pas, mais augmente, la beauté du monde. On me dit que son succès n’est pas à la hauteur de son ambition. Raison de plus pour se ruer dans les salles qui le projettent encore.
Izetbegovic à Paris. Pas revu depuis la fin de la guerre et son précédent passage à Paris – un an déjà ! Nous le retrouvons, Hertzog et moi, tel qu’en lui-même la paix ne l’a visiblement pas modifié. Pensif. À peine vieilli. La voix douce, mystérieusement accordée au regard. Mélancolique, presque triste – de cette tristesse profonde, peut-être sans objet, dont ni la fin de la guerre ni la victoire électorale ne semblent avoir atténué l’empire. Il pose des questions sur Chirac. Se moque, une nouvelle fois, du procès en « fondamentalisme » que lui font les médias français. Il nous parle des morts de Bosnie et, surtout, de ses blessés. Est-ce Napoléon qui a construit les Invalides ? Non ? Ouf ! Il préfère cela. Car il n’aimait chez Napoléon que le souci – qu’il lui prêtait – de ses soldats morts ou blessés. Et puis, au détour de la conversation, entre souvenirs des temps de guerre et évocation de la Bosnie future, cette confidence qu’il nous lâche et qui est aussi un point d’histoire. Le 11 octobre, soit trois jours avant le cessez-le-feu et au plus fort, donc, de l’offensive de son armée, il reçoit un appel de Warren Christopher, puis un autre de Richard Holbrooke. « Les miliciens serbes, lui disent-ils, sont à la veille de la déroute. Vous pouvez, par conséquent, l’emporter militairement. Mais, selon des informations concordantes, les généraux de Milosevic grondent. Plusieurs divisions nouvelles font mouvement vers votre frontière. On est également inquiet, en Serbie, des trois cent mille réfugiés qui, si vous preniez Banja Luka, reflueraient vers Belgrade, au risque de déstabiliser le régime. Bref, vous devez vous arrêter. L’Amérique vous en intime l’ordre. Prjedor et Omarska, dites-vous ? Vous voulez, avant de déposer les armes, reprendre Prjedor et Omarska – ces deux villes symboles de l’horreur, ces hauts lieux de la douleur bosniaque ? Soit. Mais vous avez deux jours pour cela. Deux jours, pas un plus. » Deux jours plus tard, le 13 octobre, l’armée bosniaque est encore au seuil des villes martyres. Elle demande un sursis. Elle évoque le précédent de l’Amérique elle-même, libérant Bergen-Belsen. On lui refuse le sursis. Et c’est alors qu’Izetbegovic, la mort dans l’âme, s’incline et signe.
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