Encore un mot sur Michel Foucault – celui des cours au Collège de France, admirables, que j’évoquais la semaine dernière. Plus j’avance dans le texte, plus j’entre dans sa théorie des « pouvoirs » et des « biopouvoirs », des « faits de domination » et des « pratiques d’assujettissement », plus je lis ce qu’il écrit de la « résistance » et de la « guerre », du « faire vivre » et du « laisser mourir » – et plus je sens, auprès de lui, l’influence d’un autre maître, rarement cité, qui n’est pas Nietzsche, ni Bataille, ni Clausewitz, mais Bergson. Oui, Bergson, le plus étrangement occulté des philosophes du XXe siècle.

Chirac à la télévision. Contrairement à ce qui se dit, je le trouve plutôt bon, sympathique, convaincant. Le problème, c’est l’émission. Son dispositif. Son style. C’est cette façon de s’adresser aux « jeunes » comme s’ils étaient – au même titre que, mettons, les agriculteurs ou les chefs d’entreprise – une catégorie sociale à part entière. Quand les présidents de la République se libéreront-ils de leurs conseillers en communication ? Quand ce président-ci acceptera-t-il l’idée qu’il n’est plus candidat, mais élu ?

De Franz Rosenzweig, dans L’étoile de la rédemption, cette remarque – que je rapporte à un prêtre en charge, comme on dit, des « relations avec le judaïsme ». La naissance du Christ, dit Rosenzweig, est un événement de l’histoire juive. C’est probablement même, insiste-t-il, l’événement le plus énorme de l’histoire juive de tous les temps. Or cette histoire, après l’événement, continue comme si de rien n’était – on continue de prier, de célébrer les fêtes, d’écrire et réécrire les grands textes de la tradition comme s’il ne s’était rien passé du tout. Génie du judaïsme. Grandeur de sa résistance à l’Histoire – jusques et y compris, donc, quand il s’agit de sa propre histoire. On n’entend rien, sans cela, à sa relation au catholicisme. La donner, cette page, à tous ceux qui, d’un côté comme de l’autre, sont engagés dans cette mystérieuse et féconde impasse qu’est le « dialogue judéo-chrétien ».

Génocide ou pas génocide au Rwanda ? Question oiseuse, évidemment. On rougit d’avoir à la poser au moment où, là-bas, dans l’indifférence quasi générale, l’hécatombe recommence. Un mot, tout de même – pour rappeler, au moins, l’évidence. Il y a génocide chaque fois qu’une communauté d’hommes est la cible d’une violence totale, indistincte, ontologique – chaque fois qu’elle est touchée dans son être ou, mieux, chaque fois que, de cet « être même », on s’acharne à faire un « non-être ». Les Hutus aujourd’hui massacrés ne sont pas des ennemis à abattre. Ni des prisonniers à échanger. Ni même d’anciens adversaires dont on chercherait à se venger. C’est de la matière humaine qui, soudain, ne vaut plus rien.

En Albanie, non plus, l’Europe ne fera rien. Non qu’elle soit impuissante. Elle ne l’est pas davantage qu’elle ne le fut par exemple en Bosnie – et Ismaïl Kadaré a raison, dans Le Monde, de réclamer une force européenne d’interposition qui conjurerait le pire. Non. Ce qui arrête, ce qui paralyse, ce qui tétanise la volonté et, peut-être, la réflexion, c’est, plus encore qu’en Bosnie, l’idée même de ce « pire » et l’image de notre destin que, soudain, il nous renvoie – cette révolte sans merci, cette implosion périlleuse et noire, ce lien social qui craque, se défait et met brusquement à nu la fragilité formidable de toutes les sociétés. L’Albanie, notre cauchemar. L’Albanie, ou l’envers du rêve éveillé des communautés. Qu’adviendrait-il, demandent les politologues depuis La Boétie, si les sujets s’avisaient de reprendre leur mise, c’est-à-dire leur consentement ?

Que se passerait-il si, d’un seul coup, cédant à l’athéisme le plus radical, ils cessaient de croire, non pas en Dieu, ni au Bien, mais à la Société ? Eh bien, voilà. L’Albanie…

Un dialogue entre Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. Baudelaire : la première vertu d’un écrivain, c’est « le sang-froid ». Barbey : non, c’est « la patience ». Pour une fois, je donne raison à Barbey.

Dans le beau livre de François Taillandier (Aragon, 1897-1982, Fayard), cette remarque en passant : « l’une des raisons de ceux qui n’aiment pas Aragon réside dans sa prodigieuse capacité à survivre ». Le propre de tous les écrivains ?

Ce qui me frappe dans les lettres de Simone de Beauvoir à son « amant américain », Nelson Algren, c’est évidemment, comme tout le monde, l’autre Beauvoir qui s’y découvre – insouciante, passionnée, midinette, fleur bleue, etc. Mais c’est aussi – et par-delà cette image déjà étrangement convenue – la figure philosophico-politique qui s’y découpe et qui est celle, pour aller vite, de « la féministe amoureuse ». Le féminisme, une revanche ? Une idéologie de haine, de ressentiment, de combat ? Allons donc. Lisez plutôt. Écoutez cette belle voix tendre, allègre ou, parfois, douloureuse. Et voyez, surtout, la chronologie : 23 février 1947, première lettre à l’amant – deux ans plus tard, 1949, publication du Deuxième sexe. Tout est là. Tout est dit. C’est au moment où, corps et âme, elle se livre à son « amour transatlantique » que l’auteur de L’invitée forge les concepts du féminisme moderne ; c’est parce qu’elle va au bout de son art d’aimer qu’elle se donne les moyens de penser la spécificité, irréductible, de son sexe.


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