Ainsi donc, la France est un pays où un juge, le juge Nguyen, peut, selon son bon plaisir, faire cueillir Robert De Niro ou, l’été dernier, Alain Sarde à leur domicile ou leur hôtel ; tenter, plusieurs heures – ou plusieurs jours – durant, de les faire répondre d’un crime qui n’existe que dans son imagination enfiévrée ; convoquer, préalablement, la presse ; la tenir en haleine, à la porte de son bureau ; ne rien lui dissimuler, ni des pièces du dossier, ni du spectacle inespéré d’un puissant traîné dans la boue ; et puis, une fois le mal fait, une fois la réputation de l’intéressé entachée à tout jamais, protester qu’il n’y est pour rien, qu’il menait juste son enquête et que ce n’est pas sa faute si les médias s’en sont emparés… On peut, face à pareilles méthodes, méditer sur la psychologie du personnage : mégalomane ? Narcisse ? maniaque de la publicité ? obsédé ? pervers ? On peut, comme Me Kiejman, avocat de Robert De Niro et d’Alain Sarde, trouver que l’impunité est un prix trop cher payé à la sacro-sainte indépendance des juges : on poursuivra alors Frédéric Nguyen pour « violation du secret de l’instruction » et « atteinte au principe de la liberté d’aller et venir » – on regrettera aussi, chemin faisant, de le voir, par cet étrange excès de zèle, couvrir de ridicule sa personne et sa fonction. Mais on peut – on doit – surtout s’arrêter sur le fonctionnement d’une démocratie qui, en libérant le pouvoir judiciaire de la tutelle de l’exécutif, pose cette autre question : quid de la responsabilité des juges devenus, une fois coupé le fameux « cordon », les hommes les plus puissants de France ? qu’est-ce qui, hors de tout contrôle politique et républicain, les empêchera de trancher selon leur caprice, leur fantasme, leur jurisprudence privée ? qu’est-ce qui, dans le droit français, nous protégera, en un mot, contre la vertigineuse folie d’un seul ?

Bertolt Brecht aurait cent ans et les médias, comme de bien entendu, sont pleins de l’événement. Pour dire quoi, au juste ? Mais que Brecht était un génie, voyons ! Mieux : un héros ! Mieux encore : une sorte de saint laïque dont l’auréole illuminerait l’avant et l’après-guerre allemands ! Oublié, du coup, le stalinien. Effacées, les turpitudes du dramaturge à la botte, complice d’Ulbricht et de ses bureaucrates imbéciles. À la trappe, les textes moins forts, les pièces didactiques et pesantes. Il ne reste que Mère Courage, Arturo Ui et sa résistible ascension, l’artiste qui fut le premier, avec Reich, à saisir la structure psychologique du fascisme, la phrase en effet magnifique sur les gouvernants disposés, quand le peuple pense mal, à dissoudre le peuple et à en nommer un autre – il ne reste qu’un personnage aseptisé, embaumé par le travail commémoratif, momifié sous les hommages, lifté, presque blanchi, qui n’a plus, avec le Bertolt Brecht de chair et de sang, génial et minable, prophète et courtisan, qu’un rapport de lointaine parenté. L’époque est bizarre, décidément. C’est tout l’un ou tout l’autre, avec ses grands hommes. Tantôt elle les abaisse ; elle a si peur de la grandeur, elle l’a si fort prise en horreur, qu’elle n’a de cesse de la nier et fait comme au temps des Indiens Jivaros, quand on réduisait la tête de ses ennemis ; « circulez, crie-t-elle, circulez, il n’y a rien à admirer, les grands ne sont pas si grands, ils sont toujours plus petits qu’on ne le croit » ; discours qui, soit dit en passant, fut tenu sur le même Brecht quand parut, il y a quatre ans, une biographie qui le présentait comme un plagiaire, écrivant la plupart de ses grands livres sous la dictée des femmes de sa vie… Tantôt, à l’inverse, elle les canonise ; elle a si peur de leur humanité, elle se sent si déroutée par leur statut d’êtres vivants qu’elle en fait des surhommes, statues absurdes, robots du Bien : « pas un mot contre saint Bertolt, une réserve serait un outrage, il entre dans l’Olympe des monstres blanchis, expurgés de leur part obscure, inavouable, épouvantable » : point de vue aussi absurde que le premier, car son exact symétrique, sa réplique pavlovisée ; ne sont-ce pas les mêmes qui, d’ailleurs, ont embrassé l’un, puis l’autre, au gré de l’humeur du moment, sans l’ombre d’un reniement ? Comme s’il y avait, au fond, un tabou, et un seul, dans cette affaire : l’idée, il est vrai plus complexe, que le secret des Grands est généralement dans l’entre-deux – Bien et Mal mêlés ; noblesse et impureté indissociées ; ce mixte, chez les géants, d’une part maudite et d’une élection.

Mort de Maurice Schumann. Je pense que cet homme a été, à Londres, « la voix de la France ». Je pense que rien n’est plus beau que cette idée d’une France portée, cinq années durant, par la force d’une voix. Je pense aussi : « c’est étrange ; déjà, soixante-dix ans plus tôt, au temps de Mac-Mahon, la République ne tint qu’à une voix – cette fameuse voix de majorité de l’amendement Wallon ; ce n’était pas la même voix ? sans doute ; mais enfin, c’était une voix ; c’était déjà une seule voix… » Et je pense encore : « souvent, les très grandes choses ne tiennent qu’à un fil, à un très mince filet de voix – la France est une grande chose ; la République l’est aussi ; où sont les voix, humbles et fortes, qui sauront, comme autrefois, porter la République et la France ? »


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