Chaque génération a eu son rendez-vous avec l’Histoire. Il y a eu la génération de la guerre d’Espagne. Celle de la guerre d’Algérie. Celle, encore, de la guerre du Vietnam. Il y a eu, aussi, la génération qui a cru découvrir non seulement l’horreur, mais l’honneur, l’exemple du courage, l’image même de l’esprit de résistance ou des valeurs antifascistes, avec la guerre de Bosnie. J’essaie de dire cela, maladroitement, devant la petite troupe rassemblée dans les salons de cette présidence où je ne suis pas revenu depuis la fin des combats, mais où j’ai tant de souvenirs et où Alija Izetbegovic me remet la seule décoration que j’aie jamais acceptée et que, peut-être, j’accepterai jamais. J’essaie de leur dire, à ces amis retrouvés, ce qu’ils ont représenté pour toute une génération, donc, de Français et d’Européens : une leçon de vaillance et de dignité, la voix vraie de l’Europe – le spectacle, à la fois très rare et très familier, d’une poignée d’hommes et de femmes qui, pendant que l’Europe se couchait, ont défendu, presque seuls, les valeurs bafouées de l’Europe. Ce qu’ils font maintenant, une fois la paix revenue, de cette page d’histoire magnifique ? Où ils en sont, ces héros, avec les valeurs de cosmopolitisme et de tolérance dont ils étaient les porte-drapeau et dont on murmure, à Paris, qu’une islamisation rampante les ferait, petit à petit, reculer ? La question me brûle les lèvres, bien entendu. Malgré le trouble, malgré l’émotion, malgré l’envie, aussi, de ne surtout pas gâcher notre petite fête, je m’apprête à mettre les pieds dans le plat et à la poser. Mais voici le président qui, comme s’il me devinait, sur ce ton d’extrême détermination et de mélancolie mêlées que je lui ai toujours connu, répond déjà : « Le combat pour la tolérance et la liberté n’est pas terminé en Bosnie ; le livre reste ouvert ; l’Histoire continue de s’écrire ; dites bien aux Français que Sarajevo, malgré les ruines, reste et restera cette ville modèle qu’ils ont aimée ; dites à ceux qui nous ont aidés qu’ils n’auront jamais, je dis bien jamais, à rougir du soutien qu’ils nous ont apporté. » Je regarde, autour de nous, les visages soudain plus tendus des anciens combattants de la ville. Je regarde Samir, Jovan, Franjo, ces hommes d’origine diverse quittés il y a deux ans, Serbes, Croates et Musulmans ensemble, sur les hauteurs de Zuc et de Grondj – nous les avions filmés dans Bosna !, le Protocole les a presque tous retrouvés et invités. Est-ce l’humeur du moment ? Un reste de foi ? D’espérance ? Est-ce ce mot de Péguy, relu dans l’avion, qui me trotte dans la tête : « contraints à l’héroïsme comme à une inexpiable gloire » ? Je choisis – comme eux, il me semble – de donner acte, encore, au « de Gaulle bosniaque » de son engagement. Sarajevo, mon amour.

Il y a eu la légende de la France résistante, je veux dire unanimement résistante, dressée comme un seul homme, dès le 18 juin, derrière le général de Gaulle. Il y a eu – seconde étape – l’époque de Paxton, d’Ophuls et des grandes révisions : « oui, bien sûr, la France a résisté, mais ni tout de suite ni tout entière ; ne lui a-t-il pas fallu en passer, d’abord, par le long sommeil pétainiste ? n’a-t-elle pas dû, avant cela, exorciser les séductions d’un vichysme où l’immense majorité se reconnut ? » Eh bien, voici, née du procès Papon et, au fond, des années Mitterrand, une troisième thèse que défend Daniel Schneidermann dans un livre qui devrait faire date mais qui, comme de juste, est en train de passer inaperçu (L’étrange procès, chez Fayard) : « oui, bien sûr, la France a été ceci et cela ; résistante et pétainiste ; mais le pire est qu’il lui est arrivé de l’être, non pas successivement, mais simultanément ; le pire est que ce fut dans les mêmes têtes, et au même moment, que la culture et l’esprit de Vichy ont, parfois, cohabité avec ceux du gaullisme et de son insubordination ». La thèse est terrible. Elle est beaucoup plus troublante encore que celle du « peuple de collabos ». Et l’auteur ne cache d’ailleurs pas – ce sont les meilleures pages du livre et, aussi, les plus personnelles – l’effroi qui l’a saisi quand, au fil des audiences, le jour, par exemple, des témoignages de Guichard ou de Druon, il a senti vaciller en lui l’image, tellement rassurante, de cette belle lutte en noir et blanc (idées pures, conceptions immaculées…) à laquelle une éducation antifasciste orthodoxe l’avait habitué. Il y aurait donc eu, « sous l’Occupation », des « préfets résistants » ? Il y aurait eu, « à Vichy », des hommes qui, tout en appliquant le statut des Juifs et en envoyant leurs victimes vers les camps et donc à la mort, avaient la conviction de s’opposer aux exigences « excessives » des Allemands ? Il y aurait même eu des jeunes gens qui, comme Mitterrand, mériteraient « à la fois », sans avoir le sentiment de se renier, « leur francisque et leur médaille de la Résistance » ? Eh oui, il y a eu de tels hommes. Ils n’entachent évidemment en rien la grandeur de ceux – car il en reste, grâce au Ciel ! – qui, non contents d’entrer aussitôt dans la lutte armée, ont toujours conjuré en eux l’infamie du discours, de la pensée et de l’impensé du pétainisme. Mais ils n’en constituent pas moins un autre visage de la France, un autre de ses grands archétypes : né – c’est toujours Schneidermann qui parle – de l’« accouplement contre nature » mais « quasi permanent » de l’esprit de Vichy et de son contraire, c’est l’ultime et irréductible point aveugle de cette histoire. Autre époque. Autre débat. Puisse ce livre, sombre mais beau, briser la chape de silence et lever le dernier tabou.


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