Le dédain du sport et, en particulier, du foot chez nombre d’intellectuels. La fureur des stades ? L’hystérie chauvine des « supporters » ? Le dégoût devant cet « état de siège » auquel se réduisent, tous les quatre ans, les « fêtes » du Mondial ? Tout cela, oui, peut jouer. Mais aussi cette haine du corps qui est, comme dirait Nietzsche, l’apanage des « pensées faibles » et dont le vrai nom est « ressentiment ». On peut – et c’est mon cas – être assez indifférent à la grand-messe footballistique. On peut trouver pathétique, ou navrant, le spectacle de ces foules en délire – fanions, pauvres cocardes, la religion du but, la communauté réduite à ses cris de guerre ou de ralliement, etc. On ne peut pas haïr le foot sans que s’y mêle un peu de cette haine du corps dont toute pensée doit se garder. Péché contre le corps, péché contre l’esprit.

Il y a deux « lignes » sur le football. Celle de Breton, l’idéaliste, qui trouvait qu’on n’avait pas idée de dresser, former, faire courir un corps d’homme comme celui d’un animal. Celle de Bataille, le matérialiste, qui croyait, lui, que l’homme n’est jamais si profondément homme que lorsqu’il endosse cette part animale, s’y repose, la transcende. Éloge du bas. Goût de la chair et de l’ordure. Apologie de ce « gros orteil » qui, dans le fameux article de Documents, est le symbole de cette zone obscure où se fonde, en vérité, le sujet. Je ne suis pas un « supporter ». Mais, sur cette affaire comme sur les autres, je prends le parti de Bataille contre celui de Breton. Je préfère, et préférerai toujours, l’intelligence du corps à celle de l’idée sans corps. Ce qu’il y a de bien, dans le football, c’est qu’on y pense aussi avec les pieds. Et donc, j’y insiste, avec le corps – matière tragique.

Penser avec les pieds… C’est, à la lettre, ce que je vois sur l’écran de télévision. Ce manège. Ce ballet. Cette chorégraphie muette de passes et de feintes, d’écarts réglés et d’élans contrariés. Cette façon qu’ont les corps de ruser avec les autres, eux-mêmes, leur épaisse matérialité et, soudain, leur légèreté. Longtemps j’ai pensé, moi aussi : « gare au corps athlète ; gare à ce culte du corps parfait qui est au cœur, pour le coup, des fascismes ». Aujourd’hui, je vois bien qu’il n’en est rien. Je vois bien qu’il n’est nullement, dans cette affaire, question de corps impeccables. Corps incongrus, au contraire. Corps tordus, ou irréguliers. Et le goût, avec cette irrégularité, de produire de la grâce, du lyrisme, du mélodrame, du drame. Telle est la beauté – à mes yeux – des stades.

Première apparition du football dans la littérature (ou la philosophie). C’est un dialogue de Platon, au livre VII de La République, où Socrate représente à Adimante et Glaucon « des hommes dans un camp d’hoplites cherchant à tuer le temps en attendant le combat ». Ils « se divisent en deux phalanges », dit-il. Ils « se disputent un objet sans valeur », poussé avec « toutes les parties » du corps, « tête, tronc, jambe ou pied » – et ce jusqu’à ce que, « l’un des joueurs l’ayant propulsé jusqu’à l’extrémité du camp, une clameur s’élève pour saluer l’exploit ». C’est bien, déjà, le football. Sa parenté avec la guerre, d’un côté (on a beau nous dire « guerre transcendée, sublimée, etc. », il reste cette dimension guerrière). Son affinité, de l’autre, avec la pensée (ce parcours « d’un pied à l’autre » n’est-il pas semblable – Socrate, toujours – à « la parole qui roule, dans l’assemblée, de bouche en bouche » ?). À l’autre bout du temps, Machiavel : jouer au « calcio » comme aux échecs – arts, indifféremment, de la guerre et de la pensée.

Ce qui reste vrai, tout de même, dans le procès de « l’horreur footballistique » : l’état d’hébétude où cette succession de matchs va très vite plonger le monde. Il peut se passer les pires choses, pendant le Mondial. Milosevic peut avaler le Kosovo. Les Hutus trucider deux cent mille nouveaux Tutsis. Le Pakistan peut faire exploser trois bombes, les GIA, en Algérie, raser des villages entiers – Castro peut, si le cœur lui en dit, ré-emprisonner ses dissidents. L’opinion ne bougera pas. Car l’opinion n’existera plus. Jamais le monde n’aura été si mondialisé, jamais le village planétaire n’aura été si planétarisé – et jamais, pourtant, il n’aura été si terriblement inhabité. Vide des rues. Vide des consciences et des croyances. Cette suspension hypnotique du temps où rien ne peut advenir – et où tout peut se produire. Au bonheur des barbares ? Bon plaisir des assassins ?

On peut dire du foot qu’il est l’alibi des tyrans : cf. l’Argentine de 1978 et, peut-être, le Kosovo de 1998 ; mais on peut dire, aussi, l’inverse : cf. les Basques et les Catalans portant, quarante ans plus tôt, les couleurs de la République espagnole contre Franco – cf. Mandela sortant de prison et choisissant, pour haranguer son peuple, le stade de foot de Soweto. On peut dire qu’il est « l’opium du peuple » ; mais on peut, aussi, citer en entier la phrase de Marx : « la misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle », elle est « le soupir de la créature accablée », elle est « l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un monde sans esprit », la religion est « l’opium du peuple » – et on peut reconnaître, alors, au football, par-delà fanions et cocardes, les vertus de toutes les cultures populaires (irrévérence, joie, revanche sur le destin des favelas, etc.). Entre les « pro » et les « anti » Mondial, on serait bien bête de trancher. J’essaierai, quant à moi, de choisir la liberté – et le plaisir.


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