Ainsi donc les propos de Rocard sur Mitterrand seraient ceux d’un homme « pitoyable », d’un « raté », d’un type qui aurait « pété les plombs », d’un « gâteux ». Ce seraient ceux, surtout, d’un « malade » dont un hiérarque mitterrandien nous informe qu’il serait dans la phase « terminale » – sic – d’une « cure psychanalytique ». On passera sur la vulgarité de la riposte. On passera sur l’allusion, indigne, à la vie privée de l’ancien Premier ministre. L’intéressant, dans ce propos, c’est que son auteur n’a apparemment aucune espèce d’idée de ce qu’est une « cure » analytique. La psychanalyse, en effet, est un travail sur et avec le signifiant. C’est l’art, par la seule puissance des mots, de provoquer, dans un corps, des symptômes et des effets. En sorte que, « psychanalyse » pour « psychanalyse », c’est l’inverse qu’il aurait fallu dire : un homme capable, avec un mot, de provoquer un pareil tollé, un responsable politique susceptible, par la seule grâce d’une petite phrase, de déchaîner cette tempête et de souder contre lui l’ensemble de la communauté, cet homme-là n’est pas défait mais actif, il n’est pas sur le divan mais derrière – c’est lui qui, autrement dit, est dans la position de l’analyste. Hier, le mot sur les « rendez-vous manqués » de la gauche, l’usage « archaïque » du pouvoir, le « big bang »… Aujourd’hui, ce mot sur Mitterrand qui « n’était pas un “honnête homme” »… C’est une habitude chez Rocard. Presque une science ou un talent. Et force est de constater qu’il est, en la circonstance, fidèle à ce talent et à lui-même. On le croyait fini, il resurgit. On le pensait paralysé ; il se révèle merveilleusement libre. On disait « Rocard est mort » ; qui est le plus vivant – de tel bateleur courant, d’un plateau de télévision à l’autre, vendre ses petites lâchetés ou de ce moraliste qui continue, coûte que coûte, de jouer son rôle de « grand analyseur » de notre mémoire et de nos conduites ?
Car Rocard peut bien nous dire, aujourd’hui, que son mot a été « compris de travers ». Il peut protester qu’il fallait l’entendre, non pas au sens trivial, mais « au sens du XVIIIe ». L’effet est là. Il est énorme. Et le fait de prononcer un mot « entendu de travers » étant, comme chacun sait, au cœur même des procédures d’interprétation analytique réussies, l’effet en question n’en est que plus révélateur encore. Ce qu’il révèle, au juste ? Les mœurs, d’abord, d’une mitterrandie qui aura donné d’elle-même l’image d’une secte balzacienne, ou d’une bande, saisie de panique à l’idée de voir l’un des siens rompre l’« omerta » : c’était le sens, l’autre soir, sur Canal Plus, de la séquence des Guignols où l’on voyait trois conjurés attendant le « petit Rocard » au coin d’un bois, le tabassant, le réduisant en bouillie – et la scène était, comme souvent, criante de vérité. Et puis ce que ce mot révèle, c’est l’état d’une opinion qui, lorsqu’on dit « honnête homme » à propos de l’ancien président de la République, entend à tort ou à raison, et pêle-mêle : Pelat et le Rwanda, l’affaire Elf et celle des bulletins de santé truqués, la Bosnie, les écoutes – oui, non plus l’Écoute analytique, mais les écoutes téléphoniques, cette autre « malhonnêteté » dont il n’est pas certain que l’on ait encore mesuré la vraie portée. Nous avons, chacun, notre rapport intime à l’équivoque mitterrandienne. Nous avons tous notre interprétation de la part, en cet homme, de l’ombre et de la lumière, de la mesquinerie et de la grandeur. Certains lui pardonnent tout. D’autres, rien. D’autres encore lui seraient probablement restés fidèles sans l’affaire Bousquet ou bien – c’est mon cas – sans le mensonge à Sarajevo, puis sans sa relecture, cynique, de l’engagement à Vichy. Grâces soient rendues à Michel Rocard pour nous accompagner sur ce chemin périlleux – pour se contraindre, nous contraindre, à ce travail de deuil et de bilan.
Il se trouve des observateurs pour juger que l’éternel rival de François Mitterrand a tout de même péché, ce faisant, par « inélégance » ; que son propos, du coup, sentait le règlement de comptes et l’amertume ; et qu’il aurait été mieux inspiré d’instruire ce procès du vivant de l’intéressé… L’argument, cette fois, est redoutable ; François Mitterrand n’a-t-il pas la particularité, comme d’autres hommes de sa taille, d’appartenir encore à la politique alors même qu’il entre dans l’Histoire ? n’a-t-il pas, en quelque sorte, un pied dans chacun des deux règnes ? et que resterait-il du débat, non seulement politique, mais historique, si nous nous interdisions de traiter de ce type de personnages après qu’ils ont quitté le séjour des vivants ? Il me paraît surtout – cet argument – assez incompréhensible : car enfin, où est l’« amertume » dans cette affaire ? où est la « haine » ? et comment n’être pas sensible, au contraire, au caractère étrangement apaisé, presque « testamentaire », d’une voix dont chacun devine qu’elle ne brigue plus ni poste ni vrai mandat – et que son dernier souci est celui de l’Histoire en train de s’écrire ? Je ne crois pas que Michel Rocard ait « pété les plombs ». Ou, plus exactement, si « plombs pétés » il y a eu, et si un « court-circuit » s’est donc produit, c’est dans la fausse clarté d’une époque qui, une fois de plus, confond tout : la gauche politique et policière, celle des principes et des intérêts – celle qui refuse de céder sur l’idée et celle qui, au train où vont ses renoncements, admettra bientôt n’avoir d’autre mérite à faire valoir que celui d’avoir, comme elle dit, mené le peuple de gauche aux affaires.
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