Retour à l’exposition Rothko. Concepts vivants ? Perceptions spirituelles ? La peinture abstraite, comme toute peinture, est, d’abord, affaire de sensation.
Trois randonneurs partent à la légère dans un massif en proie aux avalanches. On les cherche. On déploie des moyens gigantesques pour les retrouver et les sauver. Et, pendant que les sauveteurs s’affairent, pendant qu’ils risquent à leur tour leur vie pour arracher à la mort les imprudents, pendant que l’opinion s’émeut, espère, retient son souffle, les skieurs, depuis leur portable, appellent la presse internationale et lui vendent le récit de leur aventure. On peut trouver l’histoire choquante, immorale, etc. On peut y voir, aussi, l’illustration ironique de deux tendances lourdes de l’époque, portées, l’une et l’autre, et ensemble, au paroxysme de l’absurde. 1. L’État providence absolu : interdit de risquer sa vie ; interdit de mourir ; mon corps n’appartient peut-être plus, comme chez John Locke, à Dieu mais cette effervescence protectrice, cette nouvelle norme du ski sans risques comme, d’ailleurs, de la guerre sans morts, de la navigation sans naufrage, du tabac qui « nuit gravement à la santé » ou du port obligatoire de la ceinture de sécurité, ce triomphe du Léviathan-nounou, du monstre froid aux petits soins, disent bien que l’individu n’est plus que le locataire, l’usufruitier d’un corps qui appartient à tous. 2. La spectacularisation de toutes choses : rien ne se perd ; tout se recycle ; triomphe de Narcisse et de l’imagologie radicale ; à quoi bon se plaindre ? c’est ainsi ! il n’y a pas un événement, un sentiment, un dévouement, un désintéressement qui ne se destinent à finir, non plus dans un « beau livre », mais sur le papier glacé d’une belle photo. « Witz » de l’époque. Fable, et satire, de la modernité.
Karl Kraus : « la vie est un effort qui serait digne d’une meilleure cause ». De même Nietzsche, en 1883, dans l’hiver « le plus dur de sa vie », lorsqu’il rêve de partir au Mexique : la vie, cette « maladie » dérisoire et splendide.
On parle beaucoup, ces jours-ci, de « l’ingratitude » de notre culture, de notre « impiété » à l’endroit du passé, des nouveaux dégâts de la « modernité » et de la ritualisation des « bons sentiments ». Pourquoi si peu d’échos, alors, au livre de Philippe Muray Après l’Histoire (Belles Lettres), qui rassemble et développe un an de chroniques à la Revue des Deux Mondes et pourfend, lui aussi, avec une féroce allégresse, la « démocratie radicale », l’« Homo festivus » triomphant, la « lunaparkisation » de la planète, cette civilisation bizarre « où l’anarchiste est couronné et où tous les diadèmes sont libertaires », les « nouveaux silences» de la servitude, la littérature transformée en « ligue de vertu », le tohu-bohu lyrique des « Gay Pride » et des « commémorations ». Je suis en désaccord avec nombre de thèses de ce livre. Sa violence me heurte. Je le trouve souvent très injuste. Mais force est d’admettre que c’est, dans ce registre, ce qui s’est écrit de plus fort, de plus percutant, depuis longtemps. On ne peut pas réclamer, à cor et à cri, l’ouverture d’un « vrai débat » et continuer d’ignorer un auteur qui, vingt ans après son très beau Dix-neuvième siècle à travers les âges, demeure l’un de nos essayistes les plus radicalement rebelles à l’époque. Critiquer Muray, mais le lire.
Numéro spécial des Temps modernes sur Bataille. À quand, demande Lanzmann, leur directeur, un « Spécial Sartre » dans Lignes ou Critiques, ces revues d’origine ou d’inspiration bataillienne ?
Ainsi donc, Les Guignols auraient eu la peau de Guillaume Durand. Mine de rien, c’est une date. D’abord parce qu’on regrettera Durand, son insolence, son élégance, son art de doser le professionnalisme et la désinvolture – et, aussi, ce goût des idées, ce refus de capituler devant les démagogies du jour, qui n’étaient pas le contraire, ma foi, de « l’esprit », de « la culture Canal », et qui, par-dessus le marché, faisaient des merveilles à l’Audimat. Mais ensuite parce qu’on ne peut s’empêcher de voir dans cette affaire une étape de l’irrésistible ascension de la sympathique compagnie de marionnettes : déjà, elles avaient triomphé des politiques, qui n’ont plus d’autre choix, comme chacun sait, que de finir par leur ressembler; voici venu le tour des commentateurs, contraints de céder la place lorsqu’ils ont le malheur de leur déplaire – voici venu le temps, après le « politiquement correct », d’un « spectaculairement correct » dont ils seraient les arbitres et dont Durand serait la victime ; à quand le stade ultime du processus – quand il leur reviendra de choisir les sujets eux-mêmes, l’actualité, les événements qui ont eu, auront, devront un jour avoir lieu ? Tout le pouvoir aux Guignols. Les Guignols plus l’électricité du grand cirque médiatique. Des Guignols qui se prendraient, soudain, pour les Prospero de la tempête hertzienne, les régisseurs de l’esprit du monde. Les Guignols sont tombés sur la tête. C’est dommage.
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