Drieu devient fasciste parce que, du côté du communisme, la place est prise par Aragon. Si Aragon, à la Libération, s’en prend avec tant de violence à Gide, c’est sur un fond de vieilles rancœurs qui datent des années 30. Si Gide entame, en 1932, son mouvement de rapprochement avec les communistes, si Mauriac, quatre ans plus tard, trahit, lui aussi, sa « classe d’origine », c’est en vertu d’une « stratégie de placement » elle-même liée, dans les deux cas, à un phénomène de « vieillissement littéraire ». Éluard ou Paulhan choisissent, aussi, la Résistance à cause des « profits symboliques qu’elle promet ». Vercors, au moment de l’épuration, milite pour la suppression de la NRF et pousse des éditions concurrentes. Quant à Julien Benda, il ne serait jamais devenu compagnon de route, en 1946, s’il n’avait été follement jaloux de la réussite du jeune Sartre… Ce sont, parmi beaucoup d’autres, et ajoutés à ceux que donnait Slama, ici même, la semaine dernière, quelques exemples de la façon dont on traite l’histoire des intellectuels quand on se réclame de M. Bourdieu. Le livre (La guerre des écrivains, Fayard) fait grand bruit. Il n’est question, ici et là, que de son « érudition » et de son parti pris « matérialiste ». Va pour le matérialisme. Nous rêvons tous, en effet, d’une histoire matérialiste des idées qui saurait sonder le fond noir, inavouable ou, simplement, trivial des querelles philosophiques, littéraires et politiques. Mais pourquoi matérialisme rimerait-il avec vulgarité ? Pourquoi le regard de l’historien devrait-il s’identifier à celui du valet de chambre ? Et en vertu de quel décret les choix des écrivains se résumeraient-ils, toujours, à des conflits sordides ou à des appartenances claniques ? Le critère le plus sûr pour reconnaître une « canaille », disait Lacan, c’est son « affirmation d’anti-intellectualisme » : nous n’en sommes pas très loin.
Salman Rushdie publie son plus beau livre. Le plus fou et le plus abouti. Le plus épique et, néanmoins, le plus drôle. Le plus monstrueusement inventif, baroque, foisonnant et, en même temps, le plus sentimental, le plus lyrique, le plus tendre – branché, dit-il, et c’est vrai, sur le « cœur timide et honteux du monde ». Un récit classique, pétri de mythologie – et une narration hypermoderne, une épopée pop, le grand roman du rock, du foot, de la photo, des tremblements d’encre et de terre qui font l’âge contemporain. Bref, un bonheur de lecture extrême. Un bonheur tout court pour ses amis qui voient s’éloigner, petit à petit, jusque dans son œuvre, le spectre de la fatwa : quelle belle idée notamment, quelle idée d’écrivain, d’avoir choisi de raconter son propre séjour en enfer de cette manière biaisée, détournée, à travers une réécriture de la fable d’Eurydice et Orphée ! Une ombre, pourtant, au tableau. C’est ce livre collectif publié par un éditeur hollandais, cette semaine, à l’occasion de la naissance du six-milliardième habitant de la planète et que le secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, a refusé de préfacer sous prétexte qu’il y figurait un texte de Salman. Libération publie ce texte. C’est une profession de foi humaniste qui plaide pour l’incroyance, la laïcité radicale, la perplexité définitive de toutes les philosophies, sciences et religions quant aux fins dernières de l’humanité. Et il a donc suffi de cela, il a suffi de ces pages où l’auteur de La terre sous ses pieds (Plon) répétait – après quelques autres ! – que Dieu est mort et qu’il n’y a nulle part de paradis, pour qu’une supposée autorité morale, le patron de la plus haute institution internationale, se couche, une fois de plus, devant les hypothétiques menaces des islamistes. Navrant. Déshonorant. Et signe, si besoin était, que, malgré la littérature, l’affaire Rushdie n’est, hélas, pas terminée.
Eichmann à Jérusalem. Ces deux « détails », que me raconte un ami allemand, assez bon spécialiste de l’histoire du protestantisme et que je ne me rappelais pas avoir lus dans le livre de Hannah Arendt. Eichmann, d’abord, refuse, à l’ouverture de son procès, de prêter serment sur la Bible : il veut tout ce que l’on veut ; il déploie une énergie sans pareille pour démontrer qu’il n’était qu’un humble bureaucrate, banal, discipliné et, finalement, assez humain ; sauf que, au moment du « je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité », c’est plus fort que lui, le naturel reprend le dessus, il se cabre à la seule idée d’avoir à jurer sur le livre maudit. Et puis, plus étrange encore, ce second épisode, un peu plus tard, au moment de l’exécution : quelle est votre dernière volonté, lui demande-t-on ? une bouteille de vin rouge, répond-il, et elle lui est évidemment accordée ; et puis le droit, ajoute-t-il, de ne pas avoir à subir la lecture d’un psaume de la Bible que me propose le pasteur de service – et c’est, à nouveau, le même terrible lapsus qui, à la toute dernière minute, révèle la nature, la profondeur théologique de sa haine. Horreur du livre juif. Horreur du livre tout court. Et, par-delà les corps suppliciés de ses millions de victimes, cette répulsion à l’endroit d’une Loi qui reste à ses yeux, comme il se doit, la figure même du diabolique.
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