Faire le bilan, à mon tour, d’un an de socialisme ? Redire ce qui, dans le mot, dans le concept même de ce « socialisme », n’a cessé de me paraître, tout au long de cette année, désespérément archaïque et ringard ? M’étendre une fois de plus sur le malentendu — d’aucuns disent le divorce — dont plus personne ne nie, je crois, qu’il tient les intellectuels séparés des exigences du nouveau pouvoir ? Et tenter d’expliquer en même temps par quel étrange paradoxe nous recommencerions, tous ou presque, si la chose était à refaire, à voter pour cet étonnant homme d’Etat, d’Histoire, et peut- être même de songes, que se révèle, au fil des mois, François Mitterrand président ? Ayant passé la semaine à m’entretenir de ces sujets avec des journalistes étrangers venus enquêter sur le premier anniversaire de la venue de la gauche au pouvoir, j’avoue n’avoir guère envie de m’y remettre ce matin ; et préférer me dispenser du pensum que consisterait, du coup, à venir mêler ma voix à « la cacophonie des pour et des contre » dont bruit la presse française depuis au moins huit jours.

La France noire

D’autant que l’événement, chacun le sent bien, était plutôt, cette semaine, de l’autre côté du spectre et du théâtre politiciens. A l’ombre de cette France noire, activiste, presque factieuse, en train de renouer avec les éternelles traditions de ce que Renan appelait « l’émigration intérieure ». Dans les rangs de ce défilé sinistre, par exemple, où Pasqua, Dominati, Saunier-Seïté et quelques autres scandaient mardi dernier, à l’unisson des nervis néo-fascistes recrutés pour l’occasion, les slogans les plus nauséabonds. Ou dans le propos d’un Christian Bonnet, ce libéral bizarrement « avancé » que nous quittions, en 1980, reprochant aux étudiants émigrés de venir porter la « vérole » dans les universités françaises et que nous retrouvons, deux ans plus tard, pestant contre la « moisissure » dont l’actuel garde des Sceaux serait le représentant…

Car l’ancien ministre a beau dire. Beau faire. Beau protester de l’innocence, de la pureté de ses intentions. Et il pourra, tant qu’on voudra, s’autoriser de Maupassant pour sanctifier son infamie : il reste qu’on ne parle plus ainsi depuis l’époque de Je suis partout ; qu’il y a là un ton, une voix, un accent qui, hélas, ne pardonnent pas ; qu’avec cette phobie du « parisianisme », de l’« intellectualisme » et des supposés miasmes qui y grouillent, c’est une bouffée de pétainisme qui nous est tout à coup revenue ; et qu’il y a là, je le répète, un « événement » — qui pourrait, s’il se confirmait, métamorphoser comme jamais le tour du débat politique.

L’affaire Badinter

J’insiste.

Dans l’infecte rumeur qui s’enfle autour du nom de Badinter, il y a la part de la politique, bien sûr, et de toute cette série de mesures — abolition de la peine de mort, de la Cour de sûreté de l’Etat, des quartiers de haute sécurité dans les prisons — que ne lui pardonnera jamais, on le devine, la France des beaufs et des salauds.

Il y a le style de l’homme, ce juif polonais né en France et qui, avec son passé d’avocat, sa réputation d’intellectuel, ses allures de grand bourgeois cultivé et libéral, est sans doute le symbole, effectivement, de tout ce qu’ont toujours haï les chantres de la propreté, de la santé, de la vertu française retrouvées.

Il y a la lettre, le contenu même de son discours et le fait que ce fou de droit, de justice, de liberté incarne, avec quelques autres, cette vraie et grande gauche dont j’ai assez dit, ici même, combien elle me paraissait menacée, jusques et y compris parfois au cœur de l’Etat socialiste, par la conspiration des forces qui œuvrent, elles, sourdement, dans le sens des valeurs de droite.

Mais il y a autre chose encore, je crois, sur quoi on n’insiste pas assez ; que la classe politique, dans son ensemble, pourtant, s’accorde à lui reprocher ; et qui tient à cette évidence simple, banale et apparemment sans conséquence, qu’il est un de nos rares ministres à n’avoir jamais brigué ni reçu le moindre « mandat électif ».

Comment gouverner, disent-ils en substance, quand on n’a jamais été en contact « direct » avec le fond de la France profonde ? Quand, perdu dans le formalisme des codes, des lois, des arrêts, on tourne le dos au pays réel, concret, vivant ? Ou quand, élisant domicile dans la nuée du pur discours, on a dédaigné de se mettre à l’écoute de cette autre parole, muette mais combien plus éloquente ! qui monte depuis les soutes de l’entendement populaire ? Je n’étonnerai personne, je pense, en disant que, si cette affaire Badinter m’importe tant, c’est qu’elle illustre mieux que nulle autre l’abyssale sottise de ce type de démarche. Qu’elle dit combien il est absurde de ne concevoir de parole légitime qu’entée dans la tourbe ou la glaise d’un lieu d’enracinement. Et qu’elle nous enseigne, si l’on préfère, que la légitimité démocratique ne vient pas seulement du bas mais aussi, symétriquement, d’en haut : de ces hautes et saintes valeurs qui, même désavouées par l’Histoire, le peuple ou le socialisme, sont le seul référent qui tienne, pour une politique digne de ce nom.

Toujours les Malouines

Prenez le cas des Malouines et des sottises que l’on éviterait de dire si l’on voulait bien, tous ces jours-ci, songer à raisonner ainsi.

On cesserait de parler par exemple de colonialisme face à une Angleterre qui, fidèle à son droit internationalement reconnu, s’en va reprendre une terre dont les habitants, jusqu’ici, parlaient anglais, roulaient à gauche et prenaient le thé à 5 heures.

On rappellerait à un peu plus de décence ceux qui, ici ou là, préfèrent ne voir qu’une guerre d’opérette articulée à des enjeux mineurs et où s’affronteraient des susceptibilités d’un autre âge, dans un conflit dont l’issue, nous le savons, pourrait être rien de moins que l’écroulement — enfin ! — d’une des plus sanglantes dictatures fascistes d’aujourd’hui.

On clouerait au pilori, surtout, ces singuliers dialecticiens qui, exactement comme les communistes des années trente qui comptaient sur Hitler pour hâter l’écroulement du capitalisme abhorré, soutiennent aujourd’hui Galtieri en comptant, nous disent-ils, que, à l’épreuve du nationalisme argentin, se forgeront les conditions d’un socialisme authentique.

On s’interrogerait peut-être même sur les raisons profondes qui, au-delà de la circonstance, de l’aléa des alliances, ou des caprices de la géopolitique, font que Brejnev, Castro ou les dirigeants du Nicaragua révolutionnaire se retrouvent si spontanément, si naturellement, si évidemment au coude à coude avec les massacreurs de Buenos Aires.

Bref, on oserait peut-être dire enfin les choses comme elles sont. Et reconnaître, malgré les morts, malgré l’horreur, malgré l’insoutenable scandale inhérent à toute guerre, qu’il y a là, au cœur de l’Atlantique-Sud, la confrontation brutale de l’univers démocratique et du bloc totalitaire pour la première fois depuis trente ans soudé de part en part.

Est-il devenu scandaleux donc, dans la France de 1982, de tirer sur le fascisme ?

Ni rouges ni morts

Oui, répondaient, ce samedi, les participants de l’émission de Michel Polac consacrée, m’avait-on dit, à discuter du dernier livre du dissident russe Boukovsky. Car, de Boukovsky, il ne fut guère question que pour saluer de loin le sympathique exotisme de son expérience concentrationnaire. Les deux ou trois experts, qui, comme Lellouche, ont essayé d’évoquer la réalité du réarmement soviétique, n’eurent quasiment pas droit à la parole. Et c’est ainsi que le plateau fut proprement occupé par un amiral pacifiste, un écrivain communiste débile, un Claude Bourdet fidèle aux thèses les plus douteuses de l’époque des compagnons de route, et un collaborateur de Jean-Pierre Chevènement venu désavouer publiquement la politique étrangère de la France et du président de la République.

On sortait de l’émission avec l’idée étrange que ce sont les Pershing et pas les SS 20 qui menacent les capitales d’Europe. Que l’URSS est un pauvre pays encerclé qui s’efforce de briser comme il peut, par Afghanistan ou par Pologne interposées, ce malheureux encerclement. Et que ceux qui, en France, aspirent à être « ni rouges ni morts » sont des agents de la C.I.A. acharnés à soutenir — cela fut littéralement dit — l’impérialisme de Reagan.

La culture à la télé

Connaissez-vous Luce Perrot ? Elle est, elle aussi, journaliste à la télévision. Elle a, comme beaucoup d’autres, fait ses classes dans les placards où le giscardisme confinait ses esprits les plus rebelles. Je crois même me rappeler qu’elle eut le très rare privilège d’être sanctionnée par son président pour avoir osé, à l’antenne, faire le procès de l’antisémitisme. Et les observateurs les plus avertis gardent le souvenir, pourtant, de quelques-uns des reportages incisifs qu’elle consacrait de loin en loin à l’actualité culturelle.

Toujours est-il que c’est à elle que l’on vient de confier, chaque samedi sur T.F.1, à une heure de très forte écoute, la responsabilité d’un éditorial littéraire. L’avantage, avec la télé, c’est qu’elle ne se trompe jamais. Qu’elle enregistre impitoyablement toutes les fautes de goût, de style. Qu’elle est la plus fantastique machine qui soit à détecter le mensonge ou, au contraire, la vérité. Et qu’il y avait ce premier samedi, dans le ton de cette jeune femme interviewant Paul Tabet ou nous parlant de Freud, un accent qui ne mentait pas, ce qui n’est point si fréquent qu’on croit en ces temps de grisaille et d’imposture médiatisées.


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