Jack Lang, décidément, n’en loupe pas une. Car qu’avait-il besoin de s’infliger cet énième et désolant « colloque d’Hydra » ? Jusqu’à quand nous assènera-t-il ses pompeuses et sonores banalités à propos d’une supposée « culture méditerranéenne » ? Ne se trouvera- t-il pas un conseiller, enfin, pour lui dire ce que peuvent avoir de douteux, dans notre patrimoine idéologique, cette référence et cette thématique ? Et personne dans son entourage, donc, pour lui expliquer à quel point tout cela sent la droite, celle des années trente par exemple, et de la vieille tentation, sur fond d’antiaméricanisme primaire déjà, d’un retour à l’antique, à la Grèce, à la latinité ?

Le ministre, bien sûr, n’en est pas là. Et je crois bien volontiers que ce n’est pas à cela qu’il songe quand il rassemble autour de lui tous ces artistes et écrivains, témoins de « l’esprit de Midi ». Mais reste que les idées, hélas, ont une histoire. Que les mots, bien souvent, valent leur pesant d’imaginaire. Et qu’on ne ressuscite pas impunément, en ces terres saturées de verbe qui trament le tissu de la France, les mânes d’un Mistral, d’un Maurras, d’un Vaugeois. Le risque c’est, une fois de plus, le retour des vieilles lunes de ce que j’ai baptisé « la droite dans la gauche ». Ou le couac de cet écrivain qui, si j’en crois le compte rendu du Matin, n’hésite pas à se lancer dans un éloge de Staline…

Anglophobie

Même chose pour les réactions d’une partie du « peuple de gauche » face à la guerre des Malouines. Car, là non plus, je ne mets pas en doute la sincérité de ses motifs. Et je n’ai pas de sympathie particulière, cela va sans dire encore, pour la personne, voire le régime de Margaret Thatcher. Mais là où, en revanche, les choses se gâtent, c’est quand tout cela se corse d’une anglophobie de principe. Quand, derrière le paravent du pacifisme et de la juste horreur de la guerre, transparaît la vieille haine du monde anglo-saxon comme tel. Et quand, drapé de progressisme et d’amitié pour un « tiers monde » écrasé sous la botte « impériale », revient l’obscur fantasme d’une Angleterre maudite et a priori suspecte.

Car le fantasme qui revient ici c’est, en réalité, celui de Drumont. Celui de Barrés. Celui de Valois. Celui du P.C.F. lui-même quand il préfère, en 1940, la Wehrmacht à la City. Ou celui de Pétain, bien sûr, reprenant la même antienne d’une Grande-Bretagne « enjuivée », « décadente », « ploutocrate », « cosmopolite ». Bref, ici comme ailleurs, et avec une obstination qui ne surprendra que les naïfs, l’insistant retour d’une figure clé de l’éternelle France de la honte, de la fange et des salauds.

Missing

Je sais que tout ou presque a été dit sur cet interminable conflit des Malouines. Et je pense avoir moi-même, ici, plus que clairement exposé les raisons de mon parti pris. Mais il y a un mystère, pourtant, dont je ne me lasserai jamais, je crois, de scruter le paradoxe. C’est celui de la colossale amnésie qui semble avoir frappé tout à coup les antifascistes argentins. L’étrange réaction de ces hommes à qui il aura suffi de montrer un petit bout de drapeau pour les voir se rallier en masse à la cause de leurs bourreaux. Le spectacle, pitoyable et atroce, de ces grands intellectuels déployant tout leur art dialectique pour justifier l’union sacrée et renvoyer à leurs fourneaux les « folles de la place de Mai ». Et nous, ici, en Europe, qui leur emboîtons si souvent le pas : encore un peu et nous n’aurions plus que Missing, le beau film de Costa-Gavras, pour nous rappeler que la digne, pauvre et « progressiste » Buenos Aires est aussi — et encore — la patrie des prisons, des camps, des chambres de torture et, surtout, des « disparus »…

Antifascisme jusqu’au bout

Oui, beau film, vraiment. Grande leçon de choses politiques. Admirable description de ces crimes sans « coupables », sans « responsables », presque sans « victimes » même, où l’on s’ingénie à brouiller les pistes, à effacer les visages, à néantiser jusqu’à l’idée de la positivité du forfait. Et impeccable travail, du coup, sur ce concept même de « disparition » inventé jadis par Hitler dans le cadre de son Nuit et Brouillard, et dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a largement fait, depuis, le tour de la planète…

Car le fait est que le seul risque qui, à mon sens, pourrait menacer Missing, serait de passer pour un film sur le Chili, l’Argentine, la seule Amérique latine. De nous faire oublier que, des disparus, il y en a aussi au Zaïre, en Guinée, en Éthiopie, en Angola ou au Cambodge. D’effacer jusqu’à la trace, par exemple, des dizaines de milliers de paysans, d’ouvriers, de jeunes lycéens ensevelis dans l’oubli des ossuaires afghans. Bref, d’occulter cette évidence que, à tout prendre, on « disparaît » au moins autant à l’Est que dans les nécropoles des dictatures de l’Ouest.

Je ne dis pas que ce soit là l’intention de Costa-Gavras. Mais je prétends que ce pourrait être la réaction d’amirateurs trop zélés. Est-il si difficile, aujourd’hui encore, avec tout ce que nous savons de la sauvage boucherie du siècle, de pratiquer l’antifascisme jusqu’au bout ?

A quoi bon

Leonid Pliouchtch pense que oui. Il est venu le dire ce samedi, à la Maison de la chimie, dans le cadre du colloque organisé par Armando Verdiglione. Il a dit, plus exactement, toute l’amertume et le désespoir des « dissidents » face à ce qu’ils découvrent, jour après jour, de notre persistante cécité. A quoi bon, a-t-il en substance demandé, tous ces discours ? Toutes ces campagnes ? Tous ces combats que nous menons ? Et n’est-il pas clair qu’après nous avoir adulés, vous êtes en train, vous les Français, de nous congédier doucement ? J’avoue que, prenant la parole après lui, je n’ai pas eu le cœur de lui donner tout à fait tort.

France, terre d’accueil

Prenez le cas de Virgil Tanase, ce jeune écrivain roumain réfugié, dont la police de Ceaucescu a probablement, la semaine passée, fomenté l’enlèvement.

La vérité, j’en ai bien peur, c’est que, de cet événement, tout le monde se fiche éperdument. Qu’il ne s’est pas trouvé une « grande conscience » pour s’élever contre son horreur. Qu’au fond, et en notre for intérieur, nous ne sommes pas vraiment surpris d’apprendre que des trappes soviétiques puissent s’ouvrir ainsi, en plein Paris, sous les pas du premier venu. Et qu’elle paraît bien loin déjà, effectivement, l’heure où les émigrés d’Europe de l’Est étaient la coqueluche des salons, des chapelles et des journaux à la mode. Signe des temps : la même presse qui fait ses choux gras — et ses manchettes — de l’obscure mystification d’un romancier français de second ordre, ne commente que par la bande, sèchement et comme à regret, la bien réelle « disparition » d’un écrivain de talent qui avait eu le tort de croire, peut-être, aux ancestrales vertus de la douce France, terre d’accueil.


Autres contenus sur ces thèmes