Voici donc trente-cinq ans que le monde découvrait avec stupeur le plus effroyable massacre de l’histoire de l’humanité. Une génération est passée depuis les camps de concentration et ces immenses monceaux de cadavres dont certains d’entre vous, qui êtes ici aujourd’hui, réchappaient comme par miracle. Cette génération, c’est vingt millions de jeunes femmes et de jeunes hommes de France, pour qui cet indicible calvaire n’est plus qu’un épisode d’histoire — et Auschwitz, Maïdanek, Treblinka, Buchenwald, d’épouvantables lieux-dits d’une oublieuse géographie. Il se trouve que j’appartiens justement à cette foule de Français-là. Je suis de ceux qui ont aujourd’hui l’âge des morts et qui, de ces morts, ne savent plus, bien souvent, ni le nom ni le visage. Si je suis là, alors, si j’ai accepté l’insigne honneur que l’on m’a fait en m’invitant, si j’ai surmonté, pour cela, l’émotion et presque le malaise qui m’étreignent à l’idée de prendre la parole ici, en ce lieu, après tant et tant d’autres, plus illustres, et frappés dans leur chair, qui m’y ont précédé et dont je voudrais au moins me montrer digne à mon tour, — c’est que je voudrais leur dire, vous dire, dire peut-être à tous ceux qui nous écoutent de loin, que la flamme du souvenir ne s’éteindra pas après vous ; que d’autres seront là, qui la reprendront à leur suite ; et qu’il y a là un devoir que j’assume, pour ma part, d’autant plus volontiers que l’heure me paraît grave et toute bruissante de sinistres présages.
Car enfin quel vacarme, quelle singulière rumeur qui gronde et s’enfle autour de nous ! C’est toutes ces prétendues et abjectes querelles où l’on réécrit l’histoire de ces millions de Juifs qui seraient montés tout seuls, comme bêtes à l’abattoir, vers la fosse. C’est les vieux nervis de la plume, rescapés eux aussi, mais du pétainisme et de la honte, qui relèvent allègrement la tête et voudraient acquitter le crime de cet État français qui, jadis, de son chef, livra d’autres Français au bourreau qui attendait, et n’en demandait d’ailleurs point tant. C’est la droite de toujours, nouvelle comme à l’habitude, mais nantie désormais d’inavouables complicités, qui, sur fond de scientisme, de paganisme et de racisme, nous redit la vieille haine du judaïsme, de son message, de son martyre, et de sa résistance. Comble d’infamie, voici les truqueurs, les trafiquants, qui vont jusqu’à jeter le doute et l’affreuse suspicion sur la réalité même des camps, le nombre des suppliciés et la disposition des douches au plafond des chambres à gaz. Il y a dans tout cela, j’imagine, pour ceux qui savent, et dont les corps se rappellent, la plus cinglante des injures à la mémoire des morts. Il y a là, pour les autres, pour ceux qui, comme moi, n’ont pas vécu mais vous ont entendu, un crime selon l’Esprit qui n’a proprement pas de nom. En sorte que commémorer c’est peut-être rappeler d’abord cette évidence toute simple, si simple que l’on s’étonne d’avoir à la redire, si évidente qu’elle devrait se dire presque sans mots et, en tout cas, sans l’ombre d’un débat : dans la longue chronique de souffrances qui est le lot du peuple juif depuis des millénaires, dans l’histoire générale du malheur qui est celui de l’humanité depuis bien plus longtemps encore, — l’Europe moderne, savante, civilisée, a atteint avec la Shoah un absolu sommet d’horreur, sans exemple ni précédent, et par conséquent inoubliable.
Car comment les oublier, ces abîmes de barbarie ? Comment donc faire son deuil d’une telle extermination qui, au-delà même des corps, atrocement mutilés, visait jusqu’à la trace, la cicatrice juive en terre des hommes ? Ce n’est pas, bien entendu, qu’une obscure fascination nous lierait à un passé qui, de fait, est révolu. Ni qu’une rancune, une maligne volonté de vengeance nous dicterait la haine. Mais il est des forfaits si parfaitement effroyables qu’ils échappent simplement, presque par définition, à la loi du temps qui passe et qui, disent-ils, effacerait les fautes. Il est des criminels si diaboliques, si monstrueusement inhumains, qu’aucune justice humaine, aucun décret du ciel, ne sauraient les absoudre. Il est des blessures si profondes, si profondément labourées, qu’elles saignent et saigneront jusqu’à la fin des temps. Auschwitz c’est cela : un site de haut calvaire dont le souvenir se conserve en des lieux, en des temps, qui diffèrent de ceux des choses. Nos martyrs juifs inconnus c’est cela : des foules toutes noires d’âmes mortes et de corps creux dont il faut bien convenir qu’elles ne s’inscrivent plus tout à fait au registre des siècles. Le Dieu de la genèse, comme vous savez, mettait à Caïn un signe après qu’il eut fauté : et ce signe devait le marquer à jamais au sceau de son infamie. Nos livres prophétiques nous content des crimes qui, même et surtout pardonnés par la divine mansuétude, continuent de crier misère de génération en génération. Ainsi nous autres Juifs, pouvons bien pardonner aux chiens qui, autrefois, nous traitaient comme chiens : quand bien même le voudrions-nous, de toute la force de notre clémence, je ne suis pas sûr que nous pourrions, je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment au pouvoir de quiconque, de refermer cette plaie, ouverte à flanc d’éternité.
Mais alors, direz-vous, pourquoi cet empressement, autour de nous encore, à nous convaincre du contraire ? Pourquoi ce soudain manège de mots et d’arguments où l’on nous enjoint si vivement, et sur quel ton ! de prescrire l’imprescriptible ? Pourquoi sont-ils si nombreux, si étrangement unanimes surtout, les doux pédagogues d’amnésie, à nous clamer, de droite et de gauche, que la guerre est finie, les cadavres au placard et l’horreur histoire ancienne ? Eh bien, je crois qu’à cet acharnement se mêlent d’autres raisons que celles qui nous sont dites. Je crois que si nous cédions et dispersions les cendres, — en enterrant nos pères, c’est nos enfants que nous exposerions. Je suis convaincu que, si devait sonner pour les Juifs l’heure de ne plus honorer leurs cimetières, c’est que les camps ne seraient pas loin ni le mufle de la bête ; et que tous ces martyrs que nous célébrons aujourd’hui, toute cette cohorte d’inconnus que nous sommes venus pleurer, c’est comme un cortège d’ombres qui nous entoure et nous préserve. Savez-vous comment on fait pour tuer un homme deux fois ? On oublie simplement qu’une fois déjà on l’a tué. Savez-vous comment on fait, depuis deux mille ans maintenant, pour si régulièrement accabler le peuple juif ? On efface, à mesure, l’indice du meurtre de la veille pour faire la terre vierge à celui du lendemain. L’antisémite, lui, le sait bien, que c’est en brûlant les morts qu’on allume le brasier des vivants. Gare, alors, à ce que, de même que l’éclipse des pogroms d’avant-hier a peut-être rendu possibles les Auschwitz d’hier, de même le voile sur Auschwitz aujourd’hui ne puisse rouvrir pour demain les portes du délire.
Si tel est le péril, tel est aussi le défi que cette fin de siècle nous assigne et qu’il faudra bien relever. La jeune génération, née des survivants du génocide, écoutera-t-elle les sirènes qui lui prêchent démission, reniement, renoncement, et la voudraient courbée, échine ployée, nuque amollie ? Ou entendra-t-elle au contraire, par-delà le tumulte des âges, la voix à demi étouffée de ceux qui combattaient dans les caves de Varsovie, la leçon de vaillance que leur adressent de loin ces hommes de peu de nom qui prenaient encore peine, tandis qu’ils allaient au supplice, de transmettre une mémoire aux résistants des temps futurs ? Les Juifs de mon âge, assimilés comme jamais, citoyens à part entière et le plus souvent fiers de l’être, céderont-ils au chantage qui leur dit : « Juifs ou Français » et les somme de choisir entre le ghetto ou la Cité ? Ou tenteront-ils plutôt, debout auprès d’eux- mêmes, modestement mais fermement, sans arrogance mais sans humilité, l’aventure de leur nom, de leur haute et grande culture, qui est aussi celle de la France et dit le simple honneur d’être homme ? Je sais que certains s’inquiètent de tant de bruit, à propos de notre judaïsme. Je comprends bien leurs craintes, leur pudeur, à voir ainsi portés au jour, exhumés de leurs musées, nos vieux et chers grimoires. Mais je sais cependant que, comme dit le prophète encore, un reste en reviendra et une part bénie, — une jeunesse consciente d’elle-même, de son héritage et de ses tâches : puisque tout, aussi bien, nous enseigne, si loin dans le passé que l’on porte le regard, que si d’aventure revenaient les spectres odieux de jadis, nous n’aurions pas de meilleure arme pour lutter et conjurer le mal.
Oh ! bien sûr, Français de 1979, nous n’en sommes pas là encore, et l’assemblée de ce matin n’est heureusement pas une veillée d’armes. Il n’est certes pas vrai que nous vivions à l’heure d’un déferlement antisémite comparable à ce que d’autres époques, infiniment plus sombres, ont connu. Je crois même que ce serait faire injure encore à ceux qui, ici, ont réchappé d’entre les morts, que de risquer le moindre parallèle entre leur calvaire d’alors et notre inquiétude d’aujourd’hui. Mieux, il revient aux Juifs de ce pays de savoir et de clamer qu’il y a d’autres racismes, beaucoup plus meurtriers à ce jour, que nous devons aussi combattre, parce qu’ils visent l’Arabe en tant qu’il est arabe, ou le Noir en tant qu’il est noir. Tout cela donc est assuré. Nous sommes nombreux à en être avertis. Nombreux aussi à nous garder de l’engrenage fatal, où le pire se nourrit du pire et la terreur de la terreur. Et pourtant… Oui, pourtant, à peine le savons-nous, de notre savoir d’indulgence, qu’un doute obscur nous saisit. A peine le dis-je moi- même, haut et clair comme maintenant, que je crois entendre tout près le ricanement de l’histoire. C’est comme une lente dérive, où, un à un, les tabous tomberaient qui faisaient jusqu’ici rempart à la barbarie. Cela se fait doucement, à tâtons, à bas bruit, comme toutes les œuvres du Malin. Et voici qu’un beau matin nous découvrons horrifiés que nous avons passé le cap des débats d’académie. Et voici que, soudain, on dirait que les mots ont pris le poids des choses et les choses, inversement, la légèreté des mots. Alors, les Juifs se posent des questions, tandis que d’autres posent des bombes.
Faut-il redire la liste déjà longue de ces attentats récents ? Il y a les synagogues profanées, à Drancy et à Lyon, et c’est, chaque fois, pour ceux qui ne prient pas autant que pour ceux qui prient, une douleur et un sacrilège. Il y a les tombes insultées, comme la stèle de Georges Mandel, plastiquée au printemps dernier par un commando de « combattants contre l’occupation juive en France », et c’est pour tous les Français, pour les Juifs et les non-Juifs, une intolérable atteinte à la mémoire de la résistance. Il y a les tracts, les inscriptions, en Bourgogne, en Alsace, tous ces menus faits d’ignominie dont on s’alarme à peine tant ils semblent appartenir à l’ordinaire adversité qui, bon an mal an, nous serait échue, — et chaque fois, pourtant, c’est peut-être un degré de plus dans un esclavage aveugle. Il y a la violence brute, restée, elle aussi, impunie comme celle qui, il y a six mois, en plein Paris, rue de Médicis, pour la première fois depuis trente ans, frappait un foyer juif avec l’intention, au moins, d’y tuer des hommes et des femmes juifs. Et puis enfin, tout près de nous, il y a le meurtre de Pierre Goldman. La police dira peut-être, à condition qu’elle le veuille et le puisse, s’il s’agit oui ou non d’un meurtre antisémite. Toujours est-il que Pierre Goldman était juif, un de nos grands écrivains juifs d’aujourd’hui, un de ceux qui ont le plus fait pour la gloire et l’illustration de notre judaïsme, et qu’il est peut-être mort d’avoir été trop fidèle, jusqu’à l’hallucination parfois, voire jusqu’aux égarements les plus extrêmes, à quelques-uns de nos textes et de nos commandements. A sa façon c’était un Juste, dont la disparition endeuille aussi, à mon sens, notre communauté.
Reste enfin, reste surtout, en ce moment de haut péril, cet autre signe des temps, qui touche, vous le pressentez, au destin d’Israël. Car, ici encore, entendez-vous ce qui se susurre, froidement, impunément, et sur le mode de l’évidence ? Quand règne provisoirement, en cet Etat démocratique où nul, bien sûr, ne détient le monopole ni l’éternité du pouvoir, un homme dont la politique paraît inique ou inacceptable à certains, les voici qui, d’un bout du monde à l’autre, concluent, pour l’Etat juif, ce que pour aucun autre ils ne concluraient : son illégitimité globale, absolue, sans appel, et son devoir de disparaître. Quand un président égyptien, bravant certes le concert de ses alliés d’hier, se rend enfin à Jérusalem et qu’à Jérusalem on lui dit : « l’extraordinaire est que vous soyez là, mais c’est aussi que, depuis trente ans, nous vous attendions en vain », — voici les mêmes qui s’indignent et voient dans cette intransigeance qui n’appartiendrait qu’à nous, une menace pour la paix mondiale, qui menace en retour Israël. Quand, ici même, des citoyens français ajoutent à leurs innombrables et légitimes fidélités, à leurs loyautés nationales, partisanes, etc., un attachement de plus, mais indéchiffrable celui-là, et comme métaphysique, à la terre de la Bible — voici le chœur qui tonne de nouveau contre cette coupable, inacceptable « double allégeance » où se perdrait, paraît-il, notre allégeance à la France. Antisionisme, disent-ils. Mais que dit leur antisionisme, sinon le vieux, très vieux « deux poids et deux mesures » qui, toujours, nous a exclus ? Mais n’est-ce pas en son nom et sous son pavillon que passe bien souvent, à l’Ouest autant qu’à l’Est, la très ancienne contrebande de la haine froide du Juif ? Si j’évoque cela pour finir, ce n’est pas seulement parce que Israël est fille des camps et que nous sommes ici pour commémorer les camps. Ce n’est pas seulement que la déroute d’Israël, proclamée, programmée, inscrite dans des chartes et dans des arsenaux, serait un nouveau génocide, et que nous sommes ici pour conjurer le retour du génocide. C’est aussi, plus immédiatement, que la vindicte qui nous suit depuis le fond des âges et qui, sans cesse, change de langue et de visage, pourrait bien être en train de prendre cette figure- là. Et que je vois là se nouer, dans l’indifférence générale, de singulières paroles de mort qui nous appellent encore, en même temps qu’au souvenir, au plus entêté, au plus pressant, au plus obligé des refus.
Puisse donc Israël, terre promise et consacrée, survivre à tant de solitude. Puisse l’autre Israël, celui que nous poursuivons en songe, depuis nos premiers temps, et qui nous dit simplement les travaux de la liberté, continuer de porter témoignage de sa passion de Loi et de salut aux humiliés. Puissent même nos millions de morts s’élever comme un haut mur contre le règne du malheur et être comme un roc à tous les insurgés qui, partout de par le monde, disent non à l’intolérable. Car il faut bien le dire enfin : le combat que nous menons va bien au-delà des Juifs et de leur être mortifié ; notre folie de dignité est aussi celle de tout le siècle en son humanité ; ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, sous d’autres cieux, sous d’autres noms parfois, retrouvent le Nom d’Homme que chantaient déjà nos prophètes. Kafka disait un jour que lorsqu’on frappe un Juif on jette l’humanité à terre. Il aurait pu ajouter que lorsqu’on frappe un homme, c’est toujours le Juif, en lui, qu’on porte en terre.
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