GILBERT COMTE : « En ce monde foudroyé, il n’est que matins noirs, crépuscules sans aurore, et la nature est plus blême encore que la culture qu’elle a singée », écrivez-vous dans le livre auquel vous devez une renommée soudaine. Une description aussi lugubre correspond effectivement à un sentiment de crise assez répandu. Nous sortons quand même d’une période de fêtes où nos contemporains sont partis en vacances, se sont amusés comme d’habitude, et n’ont vas paru particulièrement blêmes ni foudroyés. N’existe-t-il pas, entre eux et les philosophes, deux manières vraiment inconciliables d’appréhender le monde. Qui se trompe ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Vous probablement, ou plutôt tous ceux qui, depuis quelques mois, feignent de ne pas entendre, et s’acharnent à tout mélanger. D’un côté, il y a le romantisme plat des orphelins professionnels, des décadents au spleen facile, des mouches tsé-tsé parisiennes : je n’ai rien à voir avec cela, je ne suis ni sombre, ni atrabilaire, ni défaitiste, ni désenchanté.
Je crois à la douceur de vivre et parfois même au Père Noël. Ailleurs, il y a le « pessimisme historique » qui est tout de même autre chose, non pas une attitude, une pose où je me drape, mais une position théorique, une prise de parti sur le politique. Ça consiste à dire, en gros : l’histoire n’est pas la demeure du bien ni l’accoucheuse du mieux ; le bonheur ne s’institue pas et, quand on veut l’instituer, on finit souvent en gardien de camp : les croyances optimistes sont des leurres dont se font bannière les canailles dans leur projet paranoïaque de ployer la terre à leur loi.
Plus précisément : les « matins noirs » dont je parle, c’est ceux que connaissent bien les foules hébétées du siècle, réduites à l’errance d’une époque qui gardera à son actif l’invention du chemin de fer et du fil de fer barbelé, c’est-à-dire de la déportation de masse ; c’est les lendemains qui déchantent de toutes nos révolutions réussies, qui n’ont jamais réussi justement qu’à imposer aux masses le miracle de leurs solutions finales.
Les « crépuscules sans aurores », c’est ceux des morts de Cronstadt, de Barcelone, de Poznan, de tous ces vrais héros qui payèrent de leur vie le pari insensé d’en finir avec le malheur ; c’est ceux des rebelles d’hier et d’aujourd’hui qui n’entrent en rébellion que dans une épaisseur de nuit au chiffre indéchiffrable, dans l’opacité et l’abîme d’un désespoir sans issue : sans issue, sauf précisément celle d’une remise en cause du lien social lui-même.
Autrement dit, être pessimiste cela veut dire, si vous voulez, prendre parti pour ces gens contre les prêcheurs de lumières qui, d’Augustin à Hegel, s’appellent les « philosophes de l’histoire ».
G. C. : Justement, vous proposez de pousser jusqu’au bout le pessimisme en histoire, non pour aboutir à une sorte de désespérance, mais à la conviction qu’il faut bâtir une morale contre l’imposture et la folie du monde. Au sens profond, puissant du terme, quoi de plus optimiste qu’une morale puisqu’il lui suffit presque toujours d’exister pour croire à son propre triomphe ?
B.-H. L. : Posons, si vous le voulez bien, le problème autrement. Qu’est-ce qu’un optimiste ? C’est quelqu’un qui croit en une histoire que tout promet à son achèvement, à un progrès que rien ne saurait enrayer, à un âge d’or futur inscrit dans la nécessité. Et il est clair que dans cette perspective, on peut croire à des sciences de l’adhésion à cette histoire. On peut croire à des techniques de soumission à ce progrès. On peut imaginer des propédeutiques du consentement à cette nécessité. Mais certainement pas une morale qui transcenderait tout cela et y opposerait la forme pure du refus et du vouloir humains.
C’est pourquoi, par exemple, l’idéologie bourgeoise traditionnelle n’a jamais pu produire le moindre discours éthique, sauf si on appelle éthique les traités de bonne conduite dont elle orne ses chapiteaux. C’est pourquoi, symétriquement, l’idéologie marxiste, autre pensée optimiste, n’a jamais su produire la morale dont rêvent régulièrement certains de ses hérauts, sauf à appeler morale les préceptes « realpoliticiens » du dressage des militants à l’ordre d’une providence incarnée par le parti. Quand on accepte l’hypothèse du progressisme, il n’y a pas d’éthique possible, mais seulement des pastorales.
Qu’est-ce maintenant qu’un pessimiste ? C’est quelqu’un qui croit, à l’inverse, que l’histoire est une errance, injustifiable et aléatoire ; qu’aucun mal en ce monde n’est dialectiquement ordonné à l’horizon d’un bien futur ; que nul, homme ou parti, ne détient les clés d’or des portes du paradis ; que le paradis lui-même est probablement un songe creux qui ne vaut pas que les hommes souffrent en attendant l’heure d’y accéder. Et il est clair que c’est là, dans cette perspective, et seulement dans cette perspective, qu’il y a place pour l’exigence du devoir et de l’impératif catégorique, pour l’arme du refus et de la résistance hic et nunc, pour un recours éthique contre les verdicts de la dialectique optimiste.
Qu’est-ce alors que cette éthique ? Quelle est sa nature et son statut ? Eh bien ! Je crois que, contre l’optimisme qui parle toujours au nom de ce qui existe ou ne tardera pas à exister, contre le progressisme qui adore le monde comme il va et s’en fait le scribe appliqué, le moraliste est quelqu’un qui parle au nom de ce qui n’est pas, qui pourrait n’être jamais, mais sans la législation de quoi les lois humaines et « historiques » seraient de sanglants oukases. Croire à l’éthique pour un intellectuel, par exemple, ça veut concrètement dire : même si on a tendance à croire que telle ou telle lutte est vaine, on n’en continue pas moins de la penser nécessaire, urgente, incontournable. Autrement dit, vous le voyez : il ne suffit pas du tout à la morale d’exister « pour croire à son propre triomphe »…
Vers la liberté ou vers l’autorité ?
G. C. : De Renan à Orwell, quelques esprits ont imaginé l’avenir sous la forme de vastes fourmilières soumises à la tyrannie d’étroites oligarchies politiques ou scientifiques, d’où la liberté aurait entièrement disparu. L’histoire vous semble-t-elle évoluer vers cet âge de fer ? Marche-t-elle, selon vous, vers la liberté ou vers l’autorité ?
B.-H. L. : Ni liberté ni autorité, à mon avis. Mais de nouvelles machines d’oppression qui sourdement se mettent en place. Et qui sont en train de pulvériser les schémas et les, termes de l’analyse classique. Voyez ce qui se passe par exemple dans l’Italie du « compromis historique ». Les commentateurs disent : un pacte politique, un contrat gouvernemental entre la démocratie chrétienne et le parti communiste. C’est vrai et c’est déjà grave, car ça signifie en clair l’allégeance de l’opposition et le déclin de la démocratie. Mais il faut aller plus loin et dire : un pacte, un concordat, beaucoup plus « historique » celui-là, entre les deux grandes Églises, la chrétienne et la marxiste, la théocrate et la bureaucrate. Et là, évidemment, cela devient infiniment plus sérieux puisque ça implique à terme la naissance de la plus formidable, de la plus efficace police des âmes qui soit possible au XXe siècle : une pastorale de type nouveau qui cumulera probablement les vertus de l’Inquisition et les mérites de la dialectique.
Nietzsche prophétisait l’avènement de nouveaux maîtres : « Des Césars romains qui auraient l’âme du Christ. » Dans la Rome d’aujourd’hui la vérité dépasse l’espérance : des commissaires marxistes qui ont l’âme de confesseurs. Gierek rend visite à Paul VI il fallait y penser, c’est peut-être la solution d’avenir, c’est en tout cas, à mon avis, l’événement de l’année. La « liberté » et l’« autorité » dans tout cela ? Le P.C.I. est, paraît-il, le plus « libéral » d’Europe. Or, dans cette inédite « Pax romana » il n’y a déjà plus place pour les marginaux, les dissidents, les exclus de la société…
Maintenant voyez l’Allemagne : le tableau est différent, mais il ne manque pas non plus d’intérêt. Les intellectuels parisiens nous parlent gravement d’un durcissement, d’une « fascisation » de l’État central. En fait, que se passe-t-il ? Ce n’est pas l’État central qui se renforce, mais la pulsion d’autorité, la demande et le besoin d’État, venus du bas, des simples gens, des assujettis, des terrorisés. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui, librement, dans un climat de folie, s’écoutent, s’espionnent, se surveillent et se dénoncent, exigeant toujours plus d’État et de répression. Il n’y a plus un, mais soixante millions d’États, de mini-États si vous voulez, qui quadrillent l’Allemagne démocratique et en font l’étouffoir que fuient un nombre croissant de jeunes exilés.
Et du coup, le problème, ce n’est plus, ce n’est plus seulement en tout cas, la « résistance à l’État » au sens où on l’entend toujours, mais la résistance à autre chose, dont l’analyse reste à faire, et que j’appelle faute de mieux l’« idéal » de l’État dans les têtes. Et du coup, l’alternative, ce n’est pas, là non plus, « liberté » ou « autorité » : car, dans une situation comme celle-là, qui ressemble à s’y méprendre à celle que décrivait Hegel, c’est pour être souverains que les hommes choisissent de se faire État…
Si j’évoque ces deux exemples, c’est parce qu’ils ont, à mes yeux, fonction de laboratoire. Qu’il est urgent de les interroger avec une attention égale à celle que nous prêtons aux pays de l’Europe de l’Est. Qu’on y voit s’élaborer des formes de pouvoir qui ne s’expliquent plus intégralement à partir des partages simples de l’analyse politique courante. Personnellement, c’est en songeant aussi à cela que j’ai cru pouvoir parler de « barbarie à visage humain ».
Le maintien de l’ordre sur le front des idées
G. C. : Les articles consacrés à votre livre contiennent des flots de critiques acrimonieuses, des torrents de lourde scolastique, mais, j’ai été frappé de le constater, peu de discussions et rarement de vraies critiques sur le fond. Comme si, au moment où les idéologies dépérissent, le débat intellectuel dépérissait aussi, faute d’idéologues.
B.-H. L. : Que le débat de fond ait été presque toujours esquivé l’en conviens volontiers, mais cela ne m’a guère surpris, car la question était moins de polémiquer avec les « nouveaux philosophes » que de tracer autour d’eux un véritable cordon sanitaire, et ainsi, je suppose de les disqualifier et de les faire taire : c’est le sens par exemple de ce thème de la « nouvelle droite » qui n’est rien d’autre, à mes yeux, qu’une grossière opération de gauche. Qu’aucun des vieux renards, sortis de leur tanière pour l’occasion, n’ait su m’opposer mieux qu’un tissu de platitudes et de monotones indignations qui discréditaient leurs auteurs plus qu’elles ne m’atteignaient, c’est vrai aussi et je le déplore : mais tant pis après tout pour les quémandeurs de copyrights ; tant pis pour les épiciers académiques et les petits chefs de la culture ; une certaine intelligentsia française a eu, hélas ! D’autres occasions, infiniment plus dramatiques, de faire la preuve de sa misère et de sa passion de l’ignorance…
Mais tout cela dit, le débat finit par devenir prodigieusement intéressant. Intéressant, ne trouvez-vous pas, que tout ce que la république des lettres compte de vieilles gloires et de jeunes loups se soit retrouvé au coude à coude, pour la première fois depuis longtemps ? Que la moindre des chapelles, le moindre émirat culturel, aient cru devoir lancer ses chiens de garde et ses spadassins, chacun passant à l’autre. En politique, ce type de phénomène a un nom, ça s’appelle l’union sacrée. Et, en l’occurrence, une union sacrée de ce calibre prouve au moins une chose : que si la « nouvelle philosophie » est une mode sans lendemain, la nouvelle union de la gauche se porte, elle, à merveille. Je veux dire des clercs et des intellectuels à la botte. Quand rien ne va plus sur le front des élections, ils sont là pour maintenir l’ordre au front des idées. Intéressant aussi d’observer comment au fil des semaines le ton des débats a dégénéré. Que les dirigeants socialistes et communistes fassent leur métier de procureurs, c’est leur affaire, non la nôtre !
Mais que des intellectuels, en principe « non alignés », jouent au petit jeu des fiches et des rapports de police, qu’à coup de syllogismes pervers et d’amalgames malhonnêtes ils instruisent de véritables procès en sorcellerie, que le chandail de Glucksman devienne argument philosophique, et qu’on ne puisse plus prononcer mon nom sans évoquer ma silhouette ou mes cheveux, là quelque chose se passe sur quoi la psychanalyse aurait son mot à dire. Et qu’en tout cas, ce qui est en train de revenir, dans toute une fraction de l’intelligentsia de gauche, c’est le style, qu’on croyait oublier, de la vieille polémique d’extrême droite.
« Ces tartufes de l’esprit »
G. C. : Écoutez, on ne peut pas dire que vous ayez été totalement brimé, si vous n’avez pas toujours été bien compris. La télévision n’a pas établi de cordon sanitaire autour de vous. La radio non plus. Vous n’avez tout de même pas souffert de ce qu’on appelle la conspiration du silence. Les médias subissent et créent la mode tout ensemble. Elles rendent un livre célèbre ou le vouent à l’obscurité d’après l’air du temps, l’entregent de l’éditeur, le calcul politique, sans tenir toujours compte de sa réalité, du contenu ni des vérités qu’il peut présenter. Alors, que peut le philosophe dans un monde où les techniques de diffusion d’un message l’emportent sur sa valeur et sur son contenu ?
B.-H. L. : Je ne suis pas de ces pleureuses qui, quand un débat descend dans la rue, se lamentent sur le sort de la philosophie et le destin de la littérature. Je sais bien ce qu’ils pleurent, en fait, ces tartuffes de l’esprit : le bon temps de jadis où c’était pour eux seuls qu’on écrivait ; l’époque heureuse et bénie où ils pouvaient guetter, dans les livres, les signes de connivence qu’on leur avait délicatement adressés. Et je sais bien ce qui les anime, en leur obsession de pureté : un formidable élitisme, un colossal mépris des gens dont le jugement, lentement, se substitue au leur. De sorte que, finalement, ce qui est en train de se passer, ce n’est pas, comme on le dit partout, l’intrusion des médias en littérature, mais la substitution des médias de masse aux médias confidentiels d’autrefois. De sorte aussi que la nouveauté, c’est que la radio et la télévision reprennent aux sociétés secrètes de jadis, à leurs chapelles, à leurs serres culturelles, le monopole de diffusion qu’elles détenaient jusqu’à présent.
Vous me demandez ce que « peut le philosophe » face à cette situation. Moi, je vous demande : croyez-vous que le média N.R.F. soit particulièrement attentif au « contenu » et à la « vérité » d’une œuvre ? Croyez-vous que les salons littéraires d’avant-guerre n’aient pas, eux aussi, fait et défait les modes ? Personnellement, je crois que si. Et, d’instinct, je préfère le verdict d’un auditeur de Bernard Pivot à celui des petits marquis des lettres qui trônent sur le cimetière des grandes œuvres qu’ils ont ignorées, censurées, gaillardement enterrées.
Un monstre nommé Lévy
G. C. : Nietzsche fut obscur toute sa vie. Jeune encore, vous voilà devenu célèbre en six mois par un livre dont nul ne peut encore dire qui s’en souviendra dans dix ans. En quoi un tel phénomène vous semble-t-il révélateur de l’époque ?
B.-H. L. : Je ne suis pas certain de pouvoir me faire ainsi sociologue de mon propre cas. Mais je me risque tout de même à vous livrer une hypothèse. Cette hypothèse, je la tiens des deux ou trois mille lettres de lecteurs que j’ai reçues depuis six mois. Presque toutes me disent à peu près : « Je suis un homme ou une femme de gauche, je pressentais depuis longtemps ce que vous écrivez, comme d’autres je me taisais car je redoutais le sarcasme des savants, à présent je peux le dire car vous m’y invitez »… Probable, autrement dit, qu’un certain nombre de gens, terrorisés par le conformisme de la gauche officielle, littéralement bâillonnés par l’intimidation idéologique ambiante, ont reçu des thèses comme les miennes comme confirmation et illustration de leur pensée clandestine. Probable que mon livre et quelques autres ont contribué à casser ce surmoi théorique, cette chape dans les cervelles, cette censure implicite qui verrouillaient l’intelligence des simples gens.
Un exemple ? Ils étaient nombreux à penser que les régimes d’Europe de l’Est sont tout bonnement des régimes fascistes. Liais nombreux aussi à le penser en fraude, de peur qu’on ne les renvoie à la bibliothèque des distinguos subtils, établis par les clercs marxistes. Et nombreux aussi, du coup, à accueillir comme une délivrance le fait que quelques intellectuels, à peu près aussi malins que les autres, osent enfin, et sans ambages, cracher le morceau.
Voilà, à mon avis, par quel malaise d’époque s’explique la « célébrité » dont vous parlez. C’est dire que j’ai parfaitement conscience qu’elle peut être aussi éphémère qu’elle a été « soudaine ». Et que, pour l’heure, les commissaires des lettres ont récolté ce qu’ils ont semé : un monstre nommé Lévy.
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