Le chemin qui aboutit à ce livre, Comédie, a commencé il y a tout juste vingt ans. Un homme jeune, beau et riche publie un essai qui fait grand bruit, La Barbarie à visage humain. Normalien, philosophe, Bernard-Henri Lévy veut d’emblée jouer dans la cour des grands. Pourtant les maîtres, à l’époque, bouchent l’horizon. Sartre n’est pas mort, Lacan et Barthes non plus. Derrière, les places sont chères : Foucault, Derrida, Deleuze, Châtelet… Mais, un garçon si intelligent, qui parle si bien, une éditrice (Françoise Verny) qui a un sens inné de la mise en scène, une mayonnaise qui monte… les nouveaux philosophes démarrent, Lévy en tête. Toutefois, pour rejoindre les maîtres, pour leur succéder, il aurait fallu travailler dur, obscurément parfois. Or, le jeune Lévy, il le dit aujourd’hui, ne se posait « pas la question de la frontière entre l’apparence et la réalité ».
Devenu BHL, cheveux au vent, œil sombre et chemise blanche, il a vécu dans ce qu’il nomme « la projection hallucinée » de son énergie. Il a été la star médiatico-intellectuelle des années 80 la plus « pop », au moins. Avec ce que cela suppose de polémiques, de toc. De courage aussi. Des essais dont un très contesté mais mettant le doigt sur la plaie vichyste de ce pays, L’Idéologie française ; des romans et un désir effréné d’avoir le Goncourt pour le premier et le moins bon, Le Diable en tête ; une pièce de théâtre pas vraiment réussie sans doute pour se vouloir écrivain et intellectuel « total », comme Sartre autrefois ; une série d’émissions de télévision ; un engagement pour les causes du moment, de la défense immédiate, quand tant de gens avaient encore très peur de Salman Rushdie à la Bosnie (sujet de son film Bosna !). Enfin, l’année des vingt ans de son avènement médiatique, un long métrage de fiction, Le Jour et la nuit : échec radical.
Pendant ces décennies, Bernard-Henri Lévy a été successivement et simultanément insupportable, pertinent, drôle, suffisant, provocant, stimulant, incroyablement manipulateur avec les autres et peut-être plus naïf sur lui-même qu’il ne l’imagine. En tout cas, il a été affronté à ce qu’il décrit dans Comédie : « La paresse, catégorie fondamentale de l’époque. Une fois qu’elle a enregistré une image, elle n’en veut surtout pas démordre ; une fois qu’elle a enregistré un son, c’est le même son qu’elle veut entendre, encore et toujours, à l’infini. La loi du temps, ce n’est pas le zapping, mais la redite. » Il a été insulté par des mesquins, des envieux malveillants. « Je pensais être invulnérable. Tout cela m’excitait. J’y mettais un peu de détachement, un peu de cynisme, un peu de mépris, beaucoup de rigolade. » Cela ne lui a pas permis d’entendre ce que disaient ceux qui n’étaient ni dans la paresse de l’époque ni dans la malveillance : il y a un moment où il faut savoir si l’on est purement dans la représentation ou si l’on est un intellectuel et un écrivain.
Overdose d’apparence
BHL voulait « être un objet d’amour », choyé et détesté à la fois. Il a grisé celui qui s’appelait autrefois seulement Bernard Lévy et qui a ajouté son second prénom pour échapper à une homonymie préjudiciable. Mais Lévy celui qui avoue : « je ne supporte plus la caricature médiatique que je suis devenu », qui a comme une overdose d’apparence, a vu soudain le côté sombre de la route. Le deuil, la blessure, ce qu’on ne parvient pas à dissoudre avec un peu de détachement, un peu de cynisme… Que faire quand on comprend qu’on peut demeurer riche, beau et… sûrement pas jeune ? Comment vieillir ? L’échec de son film non seulement la critique fut dévastatrice, mais le public lui emboîta le pas n’a été que le catalyseur. « Rien n’est plus ridicule que le type qui a une vision guerrière de la vie des idées et qui pleurniche quand le rapport de forces lui est défavorable. Mais là, j’ai eu mal. Pour la première fois, j’ai été atteint. » D’où ce livre autobiographique, « autoportrait, pas autofiction, non pas mise en scène mais mise en question », ce livre de frontière qui clôt un cycle de vingt ans et en ouvre un autre en même temps dont Bernard-Henri Lévy affirme qu’il est « très composé » mais qui donne plutôt le sentiment d’avoir été écrit dans l’urgence de dire, sans doute pour comprendre soi-même. Dans la peur de dire aussi. En effet, celui qu’on voit comme « l’allumé des médias et donc de l’autopromo […] le spécialiste du tirage de couverture à soi », quand a-t-il vraiment pris le risque de parler de lui ? Jamais. Ici, à partir d’un rendez-vous imaginaire, à Tanger, avec son « vieux maître » dans lequel on reconnaît sans peine Jacques Derrida, à partir d’une « crête de fiction », Bernard-Henri Lévy entreprend un récit « d’après le grand détour ». Le « grand détour », c’est ce qu’a provoqué son film, « les questions qu’il m’a permis de résoudre. Celles qu’il a posées mais qu’il m’a laissées sur les bras. L’échec aussi. La place qu’il occupe désormais dans ma vie. Ce bide à déflagration. Un vrai “bide bang” ».
Bien qu’il concède, dans la conversation, avoir probablement « raté » le film, « parce que le cinéma n’est peut-être pas (son) mode d’expression », il n’évite pas, dans son livre, les mauvais procès contre le « cinéma d’auteur », le faux débat du fond et de la forme : pourquoi ne s’est-on pas demandé si le sujet du film était intéressant et comment il se rattachait à la thématique de ses livres ? Mais, par ailleurs, très courageusement, car cela va lui valoir des injures, il s’interroge au cours d’un dialogue philosophique entre l’auteur (L) et son double (BHL) sur les écrivains devenus des sortes d’icônes, incontestables, les « grands silencieux » ou ceux qui viennent à la télévision pour expliquer comment ils refusent de parler et d’apparaître. Il démonte très bien le fonctionnement d’une société qui aime « le putride, le pourri, l’avarié » et donne à voir sa « célébration des Parfaits », des « authentiques », en fait ceux dont les écrits ne risquent pas de la mettre en question.
Doute
Enfin, le narrateur s’attache longuement à la figure de Romain Gary. On sent la réelle affection de Lévy pour cet homme qu’il a connu, qui est « l’épicentre de toute cette affaire », le rêve de « tout écrivain qui se sent coincé : s’inventer un Ajar ». Mais n’est-ce pas une façon de disparaître à jamais dans l’apparence ? Lévy ne répond pas. Et demeure, bien sûr, un doute. Bernard-Henri Lévy, qui a toujours eu réponse à tout, qui avait une « cassette » prête pour chaque interlocuteur, n’est-il pas en train de nous faire lire un faux ? Alors, Comédie, portrait du joueur ou comédie de la vérité ? La balle est dans le camp du narrateur. Lorsqu’il énumère, sans excès de modestie, ceux qui, avant lui, ont entrepris de semblables autoportraits « Rien à voir, bien entendu, avec le naïf projet d’”être soi”. Rien à voir avec le rêve de sincérité, simplicité, transparence », il cite Aragon, celui de J’abats mon jeu, et se demande quel est « le risque pris quand on abat ses cartes », « celui que l’on court quand on prétend les abattre mais qu’on les garde dans sa manche ». Il a, seul, la réponse. Commence-t-elle avec ce livre ? On ne le saura que rétrospectivement. Lui aussi, peut-être.
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