Qui tue le mieux ? Un fasciste ou un guérillero marxiste ? Les paysans de Quebrada Naïn en débattent encore. Il y a un mois ce sont les premiers, les « paramilitaires » de Carlos Castaño, qui sont arrivés dans le village et ont assassiné vingt personnes, soupçonnées de « collaborer » avec la guérilla marxiste. Huit jours après, ce sont les gens de la guérilla, autrement dit les Farc, ou Forces armées révolutionnaires de Colombie, qui ont débarqué et qui, sous prétexte que les survivants n’avaient pas assez résisté, sous prétexte qu’ils avaient peut-être même fraternisé avec l’ennemi, en ont tué dix de plus.
Aujourd’hui, ils sont là. Enfin, trois rescapés de cette double tuerie sont là, revenus sur les lieux du drame, dans ce village du bout du monde, aux confins de l’Etat de Cordoba, où ils ont voulu récupérer ce qui reste des outils, effets personnels, objets, que, dans la précipitation de ces deux folles nuits de fuite, ils ont abandonnés derrière eux. Il y a Juan, le plus vieux. Manolo, dit « le Blond », parce qu’il est un peu plus clair. Et puis Carlito, l’instituteur – c’est lui qui, le jour de ma visite au camp de Tierra Alta, chef-lieu de la municipalité, m’a proposé de les accompagner : « c’est bon, pour nous, un gringo ; c’est une protection ; ça les empêchera de nous retomber dessus ».
Nous sommes partis, de bon matin, dans l’autobus sans vitres qui fait le trajet jusqu’au barrage hydroélectrique de Frasquillo.
Nous avons roulé une heure, le long du rio Sinu, sur une assez bonne route, bordée d’arbres en fleurs, où nous n’avons pas rencontré de check point (preuve que les paramilitaires sont chez eux dans le Cordoba ? que la partition du pays est consommée et qu’ils ont, comme les Farc, de vraies zones où ils ont pris la place de l’armée ?).
A Tucurra, sur le fleuve, nous avons passé le barrage, ainsi que le camp en dur construit par les Suédois et les Russes, et nous sommes allés plus loin, à Frasquillo, récupérer une barge à fond plat qui, deux vueltas plus loin, deux boucles de fleuve plus bas dans la direction de l’Antioquia, nous a déposés sur l’autre rive, au pied de la montagne.
Et c’est un peu avant midi, après une heure de marche sur une mauvaise piste, ouverte à coups de machette dans une de ces zones dont les cartes disent : « datos de relieves insuficientes » et où l’on sait seulement que les Farc, cernées, depuis la plaine, par les paramilitaires, ont leurs plus solides bastions, que nous sommes arrivés dans ce lieu de désolation qu’est devenu Quebrada Naïn.
Des paysans sont là, venus du village voisin : comment est-ce à Tierra Alta ? est-ce qu’il y a du travail ? de l’argent ? est-il vrai que la municipalité donne des terrains ? qu’elle peint gratuitement les maisons ?
Il y a un autre groupe, des Indiens d’un autre village, plus au nord, à la lisière du Parque Paramillo, en pleine zone Farc, qui sont venus, eux aussi, aux nouvelles, pieds nus, à dos de mule, vêtus de bouts de tissu noir effilochés et, pour certains, de passe-montagne : que fait l’armée ? est-ce vrai qu’elle ne protège plus les gens et qu’elle confisque les escopettes de chasse ? est-il possible qu’elle marche la main dans la main avec les paramilitaires ? et surtout, surtout, a-t-on des informations sur l’assassinat, à Tierra Alta, en pleine rue, de José Angel Domico, le leader des Indiens de l’Alto Sinu, qui était descendu discuter des compensations dues en échange des 400 hectares de bonne terre inondés par le barrage ?
Mais le village lui-même est désert. Pas détruit, non. Même pas pillé. Juste vide. Absolument, effroyablement vide. D’humbles maisons de paille et de bois, dispersées le long du torrent et dont on sent à mille signes – les portes restées ouvertes ; une sandale pourrie ; un bout de tuyau, sur le sol, déjà rouillé ; un morceau de salopette presque réduit en poussière… – qu’elles ont été comme soufflées par la folle violence de ce double assaut.
« Pourquoi ? demande Manolo, figé dans ce qui fut sa maison et où l’humidité, la poussière, la force de la végétation ont déjà commencé de manger les murs, putréfier le toit, gondoler, presque retourner, le sol de terre battue. Pourquoi est-ce qu’ils sont venus ? Pourquoi est-ce qu’ils ont fait ça ? Ici, à Quebrada Naïn, on n’a jamais rien su de la violence… »
Et on sent, à la tonalité lassée, chantante, de sa voix que ces questions, il n’a cessé de se les poser, jour et nuit, depuis des mois ; et on sent qu’elles ont fait l’objet, dans les mêmes mots, et avec les mêmes Juan et Carlito, de dizaines de conversations sans fin.
« A cause des narcos, répond Juan, sur le même ton, une pioche rouillée dans une main, un bassine en mauvais émail dans l’autre. Il paraît qu’ils vont installer une cocina, un chaudron à coca. Et il fallait qu’il n’y ait plus personne.
— Tu crois ? enchaîne Carlito. D’habitude, ils veulent être loin de la ville pour que les hélicoptères des “antinarcoticos” ne puissent pas arriver. Nous, on était si près…
— Pues no se… Alors je ne sais pas… »
Juan fait un signe de croix. Et ils recommencent, tous les trois, d’errer entre les maisons vides : « Ay, sagrado corazon, que calamidad ! »
La Colombie en guerre c’est aussi, bien évidemment, Bogota avec ses assassinats en pleine rue, ses sicaires, ces gens que l’on kidnappe « en gros » et que l’on revend « au détail » aux unités urbaines des Farc – c’est, à Soacha, le quartier le plus pourri de la ville, cet officier de police en retraite, lié, lui, à l’autre bord, c’est-à-dire aux paramilitaires, qui raconte comment il a rassemblé cinquante voisins dans une « junte de nettoyage social », comment il les a taxés, chacun, de 80 000 pesos, et comment il a mis trente contrats sur la tête de trente enfants qui : 1) se droguaient à la colle ou au pot d’échappement de camion ; 2) appartenaient eux-mêmes à des bandes de sicaires ; 3) avaient la coupable habitude de se nourrir de rats, de vivre dans les égouts et d’aller, après cela, exposer leur saleté sous le nez des honnêtes gens ; 4) faisaient, par voie de conséquence, baisser les prix de l’immobilier du quartier ; et 5) ont bel et bien été, pour vingt d’entre eux, éliminés.
La Colombie en guerre c’est ce gang – Farc ? paramilitaires ? simples « bandoleros » ? – qui va trouver ceux de la ville souterraine, autrement dit les clochards des quartier pauvres, et les convainc, moyennant versement immédiat de quelques milliers de pesos, de contracter une assurance-vie au profit d’un membre du gang – « tu n’as rien à faire, disent-ils au clochard ; tu signes ici, au bas du papier; on s’occupe, nous, du reste, de la paperasserie avec l’assurance ; et, rien que pour cette signature, on te donne, là, tout de suite, ce bon paquet de pesos » ; le clochard, bien sûr, signe ; appâté par les pesos, il ne va pas chercher plus loin et signe ; sauf que, une fois qu’il a signé, commencent la chasse à l’homme, la poursuite dans les égouts ou dans les bidonvilles de Belen et Egipto ; et, quand ils l’ont rattrapé et tué, ils touchent la prime d’assurance – opération Bogota propre !
La Colombie, c’est Medellin, où j’ai mis un peu de temps à comprendre quel nouveau groupe se cachait derrière le sigle étrange, « MAT », que je voyais s’afficher sur les murs de la ville : Mouvement, Action, Travail ? Mouvement pour l’Ascension des Travailleurs ? Mas Amor y Tierra ? Mouvement Atypique Terroriste ? Mouvement Anarchiste Temporaire ? Mouvement pour l’Autonomie du Travail ? Non. « Maten A Los Taxis ». Littéralement : « Tuez les taxis ». Faites-leur la chasse, tuez-les, surtout les gros taxis jaunes, et surtout ceux qui sont équipés d’une radio, car le cartel de la drogue a la preuve qu’ils se servent de ces radios pour communiquer avec la police et dénoncer les dealers de coca. Depuis le début de l’année, on en aurait déjà tué vingt-trois. Et trente à Bogota. Comme ça. Sur une simple rumeur. Sous les balles de tueurs à gages aussi invisibles qu’impunis.
La Colombie, c’est tout cela. Mais le village soufflé de Quebrada Naïn, cette humble vie pétrifiée par la double sauvagerie des paramilitaires et des Farc (37), ces bonheurs brisés, ces désespoirs presque muets, l’image de Carlito errant dans ce qui fut sa rue, rasant les murs, le bras à demi levé comme s’il voulait se protéger d’un nouveau coup, ces innocents qui, face à ces deux armées devenues folles et dont l’affrontement leur est inintelligible, face, aussi, à la troisième armée, l’armée régulière de Colombie, qui n’a pas bougé le petit doigt pour les protéger, ne savent ni vers qui se tourner ni où placer leur espérance – ces hommes, ces ombres d’hommes, me semblent la quintessence de cette guerre qui, comme à Bujumbura, à Luanda, à Sri Lanka, s’en prend une fois de plus, et d’abord, aux simples et aux désarmés.
Jadis, il y a trente ans, vingt ans, autant dire un siècle, on allait au bout du monde chercher des destins exemplaires, des hommes d’exception, des héros. Jadis, en 1969, j’allais, non pas exactement en Colombie, mais au Mexique, dans des villages du Chiapas semblables à Quebrada Naïn, à la rencontre d’hommes et de femmes qui, si modestes fussent-ils, me semblaient portés, comme soulevés de terre, par le souffle de l’insurrection mondiale des opprimés – et ne m’intéressaient que pour cela. Juan, Carlito, Manolo, ne sont portés par rien. Ils ne sont ni des héros ni des personnages d’exception ni des destins. Ce sont de toutes petites gens, des existences minuscules – Michel Foucault aurait dit des hommes « infâmes », sans « fama » ni « histoire », dont l’essentiel de la vie se réduit à tenter de survivre et qu’on ne trouvera répertoriés dans aucune des archives où se consigne la geste des nations. Là, dans la nuit tiède, allongé sur la terre battue de la hutte où ils ont installé notre campement et où le bruit du torrent en contrebas, celui, surtout, des tourbillons d’insectes, m’empêchent de dormir, je ne peux m’empêcher de penser au chemin parcouru – l’autre chemin, le vrai, celui des boucles, non du fleuve, mais de l’Idée : humanisme année zéro ; l’Histoire réduite à son humanité vivante ; en passant de l’infiniment grand des hommes de marbre d’antan et de leurs tracés biographiques fulgurants à l’infiniment petit de ces hommes « faits de tous les hommes, et qui les valent tous et que vaut n’importe qui », en passant du sel de la terre à son reste, nous avons changé d’infini – c’est ainsi…
« Que s’est-il passé à Quebrada Naïn ? Est-il possible que vos hommes aient assassiné de sang-froid des survivants d’un massacre perpétré par ceux d’en face, vos ennemis jurés, les paramilitaires ? »
L’homme à qui je pose cette question s’appelle Ivan Rios. Il est un responsable de haut rang des Farc. Et nous sommes dans son bureau de San Vincente del Caguan, la base rouge, la zone libre, les Colombiens disent « el despeje », que le gouvernement, au terme de trente ans de combats acharnés, et en échange d’un engagement à ouvrir des négociations de paix, a fini par leur concéder, en pleine forêt amazonienne, à 600 kilomètres à vol d’oiseau au sud de Bogota. 42 000 km2 de bonne terre. L’équivalent de la Suisse, ou de deux fois le Salvador. Et, sur toute l’étendue du territoire, dans le bourg même de San Vincente comme sur la route qui m’a mené au camp militaire de Los Pozos, zéro policier, zéro militaire de l’armée régulière, plus trace, en somme, et à part une vague « garde civile » désarmée, de l’Etat central colombien : juste des bunkers ; des tranchées ; des prisons souterraines où sont regroupés, paraît-il, les centaines de séquestrés enlevés dans le reste du pays ; des champs de coca, des cuves, des fûts d’acide sulfurique et d’acétone, bref, des laboratoires de cocaïne qui n’ont plus rien à craindre, paraît-il, ni des fumigations du « plan Colombie » américain, ni des défoliations des policiers antidrogue ; et puis, partout, à tous les carrefours et tous les points stratégiques, des hommes et des femmes en treillis – mais détendus, enjoués, presque désinvoltes tant ils se sentent chez eux.
« Tout peut arriver, me répond Rios, petite silhouette ronde, cheveux cosmétiqués, collier de barbe noire – il passe pour le cerveau des Farc, l’un des conseillers politiques du chef suprême, Manuel Marulanda Velez, alias “Tirofijo”, en français “Tire dans le mille”, dont la presse colombienne aime dire qu’il est “le plus vieux guérillero du monde”.
« Tout peut arriver. Il y a des bavures dans toutes les guerres. Mais… »
Une femme-soldat vient d’entrer. Porteuse d’un message. L’arrivée, annoncée pour la mi-journée, de Camilo Gomez, haut-commissaire pour la paix du Président de la République Pastrana, qui vient renouer le fil d’un dialogue dont chacun sait, à Bogota, qu’il est, plus que jamais, dans l’impasse.
« Des bavures, oui, il y en a. Mais ce n’est pas notre ligne. Nous sommes un mouvement révolutionnaire. Marxiste, léniniste et, donc, révolutionnaire. Vous écoutez trop nos adversaires. »
Il semble sincère. Sympathique et sincère. Mais que sait-il de la situation sur le terrain ? Que sait-il, ici, dans ce camp retranché de Los Pozos, de tous les cas, dûment documentés par les Nations Unies, où ce sont bel et bien ses « révolutionnaires » qui ont brûlé, violé, torturé, égorgé ?
« Ce ne sont pas vos adversaires que j’écoute, lui dis-je. Mais les victimes. Les survivants. Et toutes les ONG indépendantes qui vous accusent de tant de crimes : recrutement forcé d’enfants-soldats, massacres, enlèvements massifs… »
Il me coupe.
« Les enlèvements collectifs ce n’est pas nous. Ce sont les guévaristes de l’Ejercito de liberacion nacional, l’ELN. »
J’observe, pour moi-même, que c’est lui qui, pour l’heure, a placardé sur son mur quatre portraits de Che Guevara. Mais je poursuis.
« Va pour les enlèvements collectifs. Mais les autres ? Trois mille enlèvements individuels pour la seule année dernière. Près de la moitié vous sont imputés.
— Ça, d’accord, je revendique. Nous kidnappons les riches. C’est-à-dire les responsables de cette guerre. C’est eux qui ont voulu la guerre ; eh bien, maintenant, qu’ils la paient ! »
Je lui objecte les gens simples que l’on enlève pour 10 dollars et dont m’a parlé, à Bogota, Andres Echavaria, l’un des grands industriels éclairés de Bogota, fondateur du mouvement de protestation contre la violence Ideas para la paz. Il fait comme s’il n’entendait pas.
« C’est un impôt. C’est normal que les gens paient un impôt. D’ailleurs… »
Il sourit. Il est trop fin pour ne pas mesurer l’extravagante mauvaise foi de ce qu’il va dire.
« D’ailleurs, il y a une manière très simple de n’être pas enlevé : payer avant. Souvent c’est ce que les gens font. Tout le monde, alors, est content. Eux parce qu’on ne les enlève pas. Nous parce qu’on n’a pas les frais. C’est l’enlèvement virtuel. On est à l’âge d’Internet, ou on ne l’est pas ? »
Il me montre derrière lui, en éclatant de rire, un gros ordinateur, branché sur le web, qui lui a permis de se renseigner sur moi avant mon arrivée et de retrouver, notamment, un vieil article contre Castro.
« Parce que vous êtes castriste ? lui dis-je. Cuba, pour vous, est un modèle ?
— Nous n’avons pas de modèle. C’est ce qui nous a sauvés au moment de la chute du Mur de Berlin. Mais admettez que, à Cuba, qui est dix fois moins riche que la Colombie, personne ne meurt de faim. »
J’élude Cuba. Mais je saute sur l’allusion à la richesse de la Colombie, parfaite transition pour aborder la responsabilité des Farc dans le narcotrafic.
« Ça, c’est la propagande américaine, gronde-t-il. Ils ne pensent qu’à leur chère jeunesse. Pas à la nôtre. Leur seule idée c’est de déstabiliser la Colombie, de détruire son tissu social.
— Certes. Mais les Farc sont-elles, oui ou non, au centre du trafic de coca ?
— Ce n’est pas ça le problème. Le problème c’est que nous sommes présents, en effet, dans des régions de production intense. Alors, face à cette situation concrète, la question concrète c’est : on fait quoi ? de la fumigation ? de la destruction ? on s’associe aux Américains qui tombent sur les paysans et détruisent le pays ? Regardez. »
Il se lève. Et s’approche de la carte murale.
« Ce sont toutes les zones qu’ont détruites les avions des Gringos, leurs Turbo Trush, leurs hélicoptères de combat Iroquois. Savez-vous que, là, dans les Etats de Putumayo et de Huila, ils utilisent, en ce moment même, des agents défoliants de la famille de ceux qu’ils déversaient sur le Vietnam ? Nul ne connaît les effets à long terme qu’ils auront sur la faune, la flore, la santé. »
Je repense aux panneaux, si nombreux, sur le zocalo de San Vincente, puis tout au long de la route de Los Pozos : « ne souillez pas les eaux… ne brûlez pas la forêt… la fauna y la vida son solo una, cuidemosla… » Ces gens qui ont à répondre de dizaines de milliers de morts, ces maître chanteurs, ces séquestrateurs, ces spécialistes de la « guerre sale » dont l’imagination technologique est apparemment sans limite (on m’a dit, à Medellin, que, dans les « pipe-tas », ces bonbonnes de gaz explosives, chargées de clous, de chaînes, d’acide sulfurique, de grenades, qui sont l’une de leurs armes préférées, ils viennent d’introduire, histoire d’infecter les blessures, une dose d’excréments humains…), ces vrais assassins seraient-ils donc, aussi, de grands écolos ?
« La vraie question, reprend-il, est politique. »
Il se rassied, docte soudain, dialecticien.
« C’est la question du prolétariat rural qui travaille dans les champs de coca. Question no1 : est-ce que c’est illégal de travailler, de soutenir sa famille, de survivre ? est-ce que cela fait de vous un narcotrafiquant ? Réponse : non ; le paysan qui cultive la coca reste ce qu’il a toujours été, un paysan. Question no2 : est-ce que c’est normal de voir des petits propriétaires qui, non contents de travailler comme des mules, se font racheter leurs lopins pour une bouchée de pain par les latifundiaires ? Réponse : non ; on ne va pas accepter, sans réagir, la progression, à la faveur de la coca, du grand capital dans la campagne colombienne.
— Donc ?
— Donc, on taxe. On prélève un impôt sur les latifundiaires. Et, accessoirement, on empêche que les énormes flux de richesse générés par le commerce de la pâte à coca aillent finir dans les paradis fiscaux. D’ailleurs, je vais vous dire encore une chose… »
Il se penche par-dessus la table, le visage très près de moi, comme s’il allait me confier un terrible secret.
« Vous savez ce qui embête le plus les Américains ? C’est que la coca est une ressource naturelle. C’est qu’elle fait partie du patrimoine national. Et c’est que, dans un marché mondial où toutes les matières premières, aux prises avec la loi d’airain de l’échange inégal, baissent inexorablement, c’est la seule dont le cours tienne. Ils disent “plan Colombie”. C’est “plan anti-Colombie” qu’ils pensent. Mais pardonnez-moi. C’est l’heure. Le Haut-Commissaire m’attend. Voulez-vous que je vous présente ? »
Dehors, sous le soleil, le bras droit en écharpe, se tient en effet le Haut-Commissaire pour la paix, Camilo Gomez, l’un des hommes les plus menacés de Colombie, celui dont la tête vaut certainement le plus cher aux yeux de Ivan Rios et les siens. Avec lui, l’œil torve, le sourire voyou, mais en grande et hypocrite conversation, il y a le vieux Joachim Gomez, membre de la direction politique des Farc, mais, en réalité, l’un des plus gros trafiquants de drogue du pays. « Ce bras, monsieur le Haut-Commissaire ? – Rien, cher Joachim, rien, une mauvaise chute – Bon, vous me rassurez ; des fois qu’on nous mette ça sur le dos et que la presse écrive, demain, que vous vous êtes battu avec les Farc, ah ! ah ! ah ! »
Je rentre à San Vincente, puis Bogota, dans un état de vraie perplexité. Des marxistes sans doute. Ces gens sont, sans aucun doute, des marxistes, des léninistes. Mais il y a quelque chose dans ce marxisme-léninisme qui, malgré son irréprochable rhétorique, ne ressemble à rien de ce que j’ai pu entendre ou voir ailleurs. Je connaissais le communisme tendance rêveurs montant à l’assaut du ciel et cassant en deux l’Histoire du monde. J’ai connu, dans le Berlin-Est des années 1980, des docteurs de la loi staliniens pour qui l’idéologie n’était qu’un knout, pour dresser le bétail humain. Voici le communisme trafiquant. Le communisme à visage gangster. Voici un impeccable communisme ; voici, avec Cuba, le dernier communisme d’Amérique latine et, en tout cas, le plus puissant puisque le seul à disposer de ce quasi-Etat qu’est la « zone libre » de San Vincente del Caguan ; et il n’est plus qu’une mafia.
Carlos Castaño, alias « El Rambo », est l’autre acteur majeur de cette guerre de Colombie. A la tête, lui aussi, d’une véritable armée composée, soit de bataillons disciplinés, soit d’escadrons de la mort, il tient, dans les Etats d’Uraba, Sucre, Magdalena, Antiochia, Cesar, Cordoba, Cauca, Tolima, des zones immenses où on lui impute des crimes effroyables. Il est difficile à rencontrer. Jusqu’à une date récente, il ne donnait ses rares interviews que de dos ou le visage caché et passait, à Bogota, pour l’homme invisible du pays. Je n’ai pas dit que j’étais journaliste. A travers des canaux divers – notamment un haut fonctionnaire de l’Etat colombien dont j’ai découvert, à cette occasion, qu’il était en contact étroit avec lui – je me suis présenté comme un « philosophe-français-travaillant-sur-les-racines-de-la-violence-en-Colombie ». Et c’est ainsi que, au bout de plusieurs jours de tractations, j’ai reçu un coup de téléphone me fixant rendez-vous pour le lendemain, à Monteria, capitale du Cordoba, l’Etat même où a eu lieu le massacre de Quebrada Naïn.
Monteria, donc. Une Toyota. Un chauffeur quasi muet. Un type à casquette et grosse chemise à carreaux jaunes qui, pendant tout le trajet, quelque question que je lui pose, ne me répondra que par un sonore « si senor » ou « no senor ». Un troisième homme, à l’arrière, qui ne desserrera pas les lèvres. Et trois heures de mauvaise piste, dans la direction de Tierra Alta, à travers un paysage de pâturages, de petits lacs et de hameaux où nous ne croisons plus, très vite, que des vaches, des cavaliers au galop, des mules traînant des cargaisons de bambous et, parfois, lorsque nous nous arrêtons, un homme à talkie-walkie qui surgit des fourrés et vient respectueusement saluer l’homme à la chemise jaune. Finca Milenio… Finca El Tesoro… Les villages, successivement, de Canalete, Carabatta, Santa Catilina… Nous sommes au cœur de la zone des finqueros, les grands propriétaires qui furent, dans les années 1980, à l’origine de ces Autodefensas de Cordoba y Uraba que l’on appelle, maintenant, les paramilitaires et qui furent l’embryon de l’armée de Castaño. Et nous sommes surtout, si mes déductions sont bonnes, à la limite du sud de Cordoba et de l’Uraba, là où passe la ligne de front avec les Farc.
El Tomate encore. Le bourg d’El Tomate avec son stade de foot écrasé de chaleur, ses billards et sa gallera pour combats de coqs. Et là, soudain, un grand portail de bois ; un autre ; un autre encore ; j’en compte sept ; les sept portes de l’enfer ? dis-je. L’homme à la casquette rit ; pour la première fois depuis que nous sommes partis, il se détend et rit ; des tentes ; des cabanes couleur kaki ; des troncs d’arbre repeints, eux aussi, couleur de camouflage ; un garage de 4×4 et de jeeps ; une pancarte géante : « la mistica del combate integral » ; un toit de chaume où sont rassemblés, autour d’un écran de télévision, une trentaine d’hommes coiffés de chapeaux type ranger ; d’autres soldats qui vont, viennent ; des Blancs ; quelques Blacks ; un intense trafic d’armes que l’on transporte d’une tente à l’autre ; et, en plein milieu de ce camp immense, au seuil de la plus grande tente, entouré d’hommes en uniforme et en armes, un petit homme nerveux, maigre, qui me scrute : Carlos Castaño.
« Entrez, monsieur le Professeur. »
Nulle ironie dans la voix. Une considération, plutôt, pour ce qu’il pense être une autorité universitaire venue lui rendre visite dans sa jungle.
« Je suis un paysan. Tous, ici, nous sommes des paysans. »
Il m’a désigné, d’un geste modeste et comme en s’excusant, les commandants qui ont pris place, comme nous, autour de la table.
« Autant vous le dire tout de suite. Ce qui m’intéresse moi, ce pour quoi je me suis dressé, il y a vingt ans, contre les Farc, c’est la justice. Je suis un homme de justice. »
Il parle vite. Très vite. Sans me laisser le temps de poser de question. Il a, dans la voix, une juvénilité, une fièvre, qui tranchent avec l’uniforme, les galons, la casquette crânement posée au sommet de la tête.
« Dis-lui, Pablo, que je suis un homme de justice ! »
Pablo, à côté de moi, le dit. Il pose son chapeau de brousse sur la table et confirme que Monsieur Castaño est, en effet, un homme de justice.
« La drogue, par exemple… »
C’est lui qui, tout de suite, aborde la question de la drogue.
« Je ne veux pas faire de mal à ce pays. Ça me fait du mal de lui faire du mal. Mais qu’est-ce que j’y peux si ce conflit est lié à la drogue et si on n’y comprend rien quand on ne pense pas, tout le temps, à la drogue ? »
Les commandants, à nouveau, opinent.
« Mais attention ! Là où la question de la justice se pose, c’est que, nous, on n’est pas dans le trafic ; je vous interdis de dire qu’on est dans le trafic ; on est juste derrière les paysans qui cultivent ; quand une terre est stérile et qu’on ne peut y cultiver que ça, qu’est-ce qu’on va faire ? est-ce qu’on va interdire aux paysans de gagner leur vie ? »
Je lui fais observer qu’il parle comme Rios, comme les Farc.
« Non. Je vous interdis aussi de dire ça. Car la différence c’est que nous, avec les bénéfices de la drogue, on fait le Bien. Le Bien. Par où êtes-vous venu ? Par la route de Tierra Alta ? Mais c’est nous, la route de Tierra Alta ! C’est avec l’argent de la drogue que nous avons fait cette bonne route ! »
Carlos Castaño s’échauffe. S’emporte presque. Il a de la sueur qui lui perle sur le visage. Il fait de grands gestes. Roule de gros yeux. Il déploie une énergie considérable pour que je comprenne bien qu’il est responsable de cette route et qu’il est un homme de justice.
« Est ce que je me fais comprendre ? — Oui, bien sûr.
— Tu crees que entiende ?
— Oui, chef, il a l’air de comprendre. »
La vérité c’est que je lui trouve un air de plus en plus étrange. Cette nervosité haletante. Cette véhémence. Ces reniflements, dont il ponctue ses phrases et dont je ne m’étais pas tout de suite avisé. Ces douleurs aux oreilles. A la tête. Cette façon de taper du poing sur la table, puis de se passer fébrilement la main sur le visage comme pour chasser une grande lassitude, ou une idée insupportable.
« Ça me rend fou, l’injustice… Fou… Je vous donne un autre exemple. L’ELN. Les pourparlers avec l’ELN. Cette idée de leur donner, eux aussi, une zone. Comment Pastrana, le Président Pastrana, peut-il envisager des pourparlers avec l’ELN qui est une organisation de séquestrateurs, de tortionnaires, de tueurs ? »
Je lui fais remarquer que son organisation me semble pratiquer, elle aussi, les attentats aveugles contre les civils et, notamment, cette semaine encore, contre les syndicalistes. Il sursaute.
« Des attentats aveugles, nous ? Jamais ! Il y a toujours une raison. Les syndicalistes, par exemple. Ils empêchent les gens de travailler ! C’est pour ça que nous les tuons. »
Le chef des Indiens de l’Alto Sinu, dans ce cas ? Qui empêchait-il de travailler, le petit chef indien descendu à Tierra Alta ?
« Le barrage ! Il empêchait le fonctionnement du barrage ! »
Le maire, alors, de Tierra Alta ? On m’a dit, à Tierra Alta, sur la route de Quebrada Naïn, que, juste avant les élections, les Autodefensas ont fait assassiner le maire.
« C’est autre chose, les maires. C’est notre travail de porter au pouvoir les représentants du peuple. Quand il y en a un, dans le Cordoba, qui s’obstine à vouloir se présenter alors qu’on n’en veut pas, on le menace, c’est vrai – on lui lance des avertissements, c’est normal. »
Oui. Mais lui, ce maire-là ? On ne l’a pas seulement averti. On l’a tué…
« Il avait volé 2 millions à la ville. Et puis, il en accusait d’autres, il faisait porter à d’autres la responsabilité de ses vols. La corruption, plus le mensonge ! C’était trop ! Il fallait être implacable. Et d’ailleurs… »
Il prend son temps. Reprend son souffle. Puis, d’une voix stridente, presque une voix de femme, et comme s’il tenait là l’irrécusable preuve de la culpabilité du maire :
« D’ailleurs, c’est bien simple : il portait un gilet pare-balles ! »
La conversation va durer deux heures sur ce ton. Castaño parle si vite maintenant, d’une voix si éraillée, que je suis de plus en plus souvent obligé de me pencher vers mon voisin pour me faire répéter ce qu’il a dit.
Le Président Pastrana qu’il respecte, mais qui ne le respecte pas – et cela le désespère… Castro qui a castré son peuple – et cette image le fait rire d’un rire de démon… Tous ces militaires, chassés de l’armée, qui, comme les généraux Mantilla et Del Rio, se ruent dans les Autodefensas – mais attention ! une condition ! il y met une condition, car ce serait une autre raison, sinon, de devenir fou : qu’ils n’aient pas été chassés pour corruption. L’injustice encore… L’injustice toujours… La litanie des injustices, manquements, dysfonctionnements de l’Etat : il est là, lui, Castaño, pour se substituer à l’Etat défaillant – il est son bras armé, son serviteur fidèle et mal aimé… Et puis Quebrada Naïn enfin, le crime de Quebrada Naïn et, au-delà, tous les crimes que l’on prête à ses séides et qui ne lui arrachent ni un mot de compassion ni un regret : tout au plus convient-il que son armée a peut-être grossi un peu vite et que le massacre dont je lui parle « manquait (sic) de professionnalisme » ; mais d’une chose, il ne démord pas : qu’un homme, une femme, aient, ne serait-ce qu’un vague lien avec la guérilla, et ils deviennent, non plus des civils, mais des guérilleros habillés en civil et méritent à ce titre d’être torturés, égorgés, de se faire coudre une poule vivante dans le ventre à la place d’un fœtus…
Carlos Castaño a de plus en plus chaud. Il est de plus en plus fébrile. Cette odeur de suppositoire qui envahit la tente. Cette façon de sursauter maintenant, quand il entend un bruit : « qu’est-ce que c’est ? – Rien, Jefe, juste le générateur qui se remet en marche ». Cette façon de hurler, toutes les cinq minutes : « un tinto, Pepe, un café ! », et un soldat, terrorisé, le lui apporte, et il se remet à parler sur le même rythme frénétique. Un dernier quart d’heure encore pour crier, pêle-mêle, qu’il admire Nixon et Mitterrand… qu’il est partisan du plan Colombie… qu’il en a marre des gens qui se réclament des Autodefensas mais n’en sont pas… qu’il se fie à mon objectivité… qu’il est un défenseur de l’ordre et de la loi… qu’il en a marre, aussi, qu’on lui colle sur le dos tous les crimes de la guerre sale – vous croyez peut-être que ces encornés de l’armée sont des anges ?… qu’il n’est pas, ni ne sera jamais, Pinochet… il est juste un paysan, il me l’a dit en commençant… tout ce qu’il veut c’est faire régner la justice et l’ordre en ce monde…
Et puis il se tait. Il se lève, et se tait. Titube un peu. Se retient à la table. Me regarde d’un œil si étrangement fixe que je me demande s’il n’est pas tout simplement camé. Se reprend. M’offre un gros cartable de skaï noir, bourré de discours et de vidéos. Ses lieutenants sont autour de lui. Il sort, en chancelant, sous le soleil de plein midi. Un psychopathe face à des mafieux. Une histoire pleine de bruit et de fureur racontée, soit par des bandits, soit par ce guignol assassin. Une part de moi se dit qu’il en a toujours été ainsi, et que les observateurs les plus sagaces n’ont jamais été dupes des gros animaux péremptoires, plastronneurs, bouffis d’importance et de puissance, qui régnaient sur l’enfer de l’histoire « majeure » du temps passé : le grotesque Arturo Ui de Brecht ; le Laval pitoyable de D’un château l’autre ; Garcia Marquez et son Caudillo ; la nudité flasque du Himmler de Malaparte dans Kaputt… Mais un autre moi-même ne peut se défaire de l’idée qu’il y a là, tout de même, un changement, une dégradation énergétique, une chute, et qu’on n’avait jamais vu une guerre pareillement réduite à cet affrontement de malfrats et de pantins, de clones et de clowns. Degré zéro de la politique. Stade suprême de la bouffonnerie et stade élémentaire de la violence nue, sans fard, réduite à l’os de sa vérité sanglante. Même les monstres se dégonflent quand s’achèvent les âges théologiques.
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