Nous avions bien dit, n’est-ce pas, que la liste Sarajevo ne se sabordait que pour renaître ? Eh bien voilà. Nous y sommes. Ce n’est plus une liste, bien sûr. Mais c’est encore, d’une certaine façon, la Bosnie. Car il s’agit, cette fois, d’un « Comité de réflexion et intervention » (le « C.R.I. ») dont on jettera les bases, ce samedi 9, à Paris, au Théâtre de l’Odéon et qui tournera autour de l’idée que « L’Europe commence à Sarajevo, Alger, Kigali… ». Je tiens aux points de suspension. De même que je tiens – nous tenons – à ‘élargissement d’un petit groupe qui ira de Finkielkraut à Françoise Giroud, de Daniel Rondeau à Jacques Julliard, de Milosz et Geremek à Goytisolo, Dizdarevic et Citati – l’essentiel étant que des intellectuels, venus d’horizons très divers, acceptent de se retrouver pour tenter de réfléchir ensemble. A quoi ? A la politique étrangère de la France. A celle, peut-être, de l’Europe. Aux convulsions de ce que l’on a – un peu vite – nommé « l’après-communisme ».

Un ami commun me dit que Chirac s’est attristé, la semaine dernière, de ce que j’écrivais du côté un peu « mécanique » de sa performance télévisée le soir où il présentait le premier tome de ses Réflexions. Il a tort. Car je ne visais ni le livre (que j’ai lu, et que je trouve bon) ni l’homme (que je connais, et qui n’est pas le moins aimable de nos nombreux présidentiables), mais un système (qui les dépasse tous et dont il n’est qu’une victime parmi bien d’autres). Pour le reste (l’élection de l’an prochain) nous serons nombreux, le moment venu, à nous prononcer sur des critères qui ne seront plus, j’espère, ceux de cette navrante « politique-spectacle ». Chirac ou Balladur ? Delors ? Un autre ? On verra bien. Mais la confusion est telle, l’obscurité des temps si profonde, que je n’exclus pas que les choses, là aussi, se jouent à Kigali, Alger, Sarajevo : ces lieux où soufflent, à défaut de l’esprit, les vents de la barbarie et où il faudra bien que l’on entende, enfin, la voix de la vraie France.

La liste des possibles n’étant, en matière d’horreur, jamais finie, voici une nouvelle figure du tragique sur laquelle il faudra bien que se prononcent les prétendants au pouvoir suprême. C’est une femme. Elle est écrivain. Elle vit dans un pays – le Bangladesh – que je connais, que j’ai aimé et où j’ai même passé un bout de ma jeunesse. Elle s’appelle Taslima Nasreen et le fait est que, comme Salman Rushdie, les intégristes musulmans n’ont pas aimé un de ses romans et l’ont condamnée à mort. La différence avec Rushdie ? C’est une femme. Ses assassins menacent, si on ne la leur livre pas, de livrer la ville – sic – aux serpents. Et le gouvernement de Dacca, loin de la protéger, cède aux fanatiques et entend la traduire en justice. Rushdie sans l’Angleterre. Rushdie, moins Scotland Yard. Un Rushdie qui, plus exactement, aurait aussi Scotland Yard aux trousses et ne pourrait compter que sur nous, opinion publique internationale, pour échapper aux assassins. Qui bougera ? Qui parlera ? Depuis deux semaines, avec « Reporters sans frontières », je sonne à toutes les portes. La vérité oblige à dire que c’est la raison d’État qui, pour l’heure, a le dernier mot.

Ma lecture de la semaine : L’Ami anglais de Jean Daniel. On y croise une génération de héros qui, trop jeunes pour l’Espagne, se sont illustrés, quelques années plus tard, dans les troupes de Leclerc. La guerre est finie. Ils sont jeunes. Ils sont beaux. Ils sortent de l’épreuve auréolés de gloire. Tout leur est promis : pouvoir, amours, carrières brillantes, œuvres. Or quelque chose leur dit que le meilleur de leur vie est derrière eux et que rien ne vaudra jamais ces instants d’éternité, vécus dans la désinvolture, où le courage lui-même n’était qu’une grâce parmi tant d’autres. Sur ces thèmes – si propices à la littérature – l’auteur tisse deux récits, et un court roman, où l’influence de Camus se fait curieusement moins sentir que celle d’un Lawrence romancier ou d’un Fitzgerald guerrier. Daniel écrivain ? On le savait. Un Daniel qui se serait trompé de vocation, de destin ? On le soupçonne. Lui- même le pressentait-il quand, publiant, il y a longtemps, son premier roman, il l’intitulait L’Erreur ? On peut le penser. Une chose, en tout cas, est sûre : c’est à cette « erreur » là que l’on doit la belle aventure de L’Observateur.

Il vient de se tenir à Paris une bien singulière cérémonie. Cela se passait, près de la Seine, à la fondation Mona Bismark. Et l’on y croisa, huit jours durant, une petite foule de fétichistes et de maniaques dont l’obsession tenait en deux noms : Fitzgerald et Hemingway. Le second buvait-il du Pouilly ou du Muscadet ? Le premier avait-il une aversion pour les cravates de soie ? Zelda portait-elle des soutien-gorges ? Que se passa-t-il, à la fin de l’été 1926, sur la plage de la Garoupe, entre Picasso et Sarah Murphy ? Et qu’en est-il de cette scène fameuse, suggérée dans Paris est une fête, où les deux romanciers auraient comparé la taille de leur sexe ? La bizarrerie n’est pas que l’on se réunisse pour célébrer des écrivains. Ce n’est même pas cet assaut d’érudition, ce climat de dévotion et de piété, qui font l’ordinaire des colloques savants. Non. L’étrange, c’est que les deux tribus se soient ainsi retrouvées ; c’est que les deux sectes rivales, célébrant deux cultes rivaux – celui, pour aller vite, du mélancolique et celui du surmâle – se soient, ici, réconciliées ; l’étrange, l’exceptionnel, c’est qu’elles se soient offert ici, à Paris, dans une quasi-clandestinité, une sorte de messe en commun. L’axe Fitzgerald-Hemingway : la surprise littéraire de l’année ; la plus improbable, et la plus secrète, des hérésies.


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