Le communisme n’en finit décidément pas de nous surprendre par les formes de son agonie. On avait eu la mort douce des Polonais. Le suicide des Allemands. Les Ceaucescu et la mort guignol. Le coma dépassé des Soviétiques. Le collapse foudroyant des Albanais. La catalepsie bulgare. La mort par overdose des Serbes. On voyait même, depuis peu, une voie chinoise vers le néant – sur fond de frénésie commerçante et d’immobilité impériale. Or voici qu’à cette série déjà bien saturée le vieux Fidel ajoute une variante inédite : ces milliers de boat-people qui embarquent, chaque nuit, sur des radeaux de fortune, en direction des côtes américaines et inventent, ainsi, la mort par hémorragie, vidange ou perte vive. Un jour, peut-être, l’île se sera vidée. Cuba ne sera plus dans Cuba mais dans la base US de Guantanamo. Et ce jour-là le communisme qui se voulait une philosophie de l’aube et dont les Etats ne nous ont finalement rien apporté, ni dans l’ordre de l’Art, ni même dans celui de l’Esprit, pourra se vanter d’avoir enrichi cet autre répertoire : celui des diverses façons, pour une société, de s’acheminer vers sa fin.

Vergés et Carlos. Le terroriste et son avocat. L’avocat et son terroriste ? Je ne les connais finalement pas trop mal tous les deux puisque j’en avais fait, il y a dix ans, les héros du Diable en tête et que ce roman les saisissait à l’exact moment de leur destin où l’actualité nous les ramène : le terroriste vieilli, bouffi par l’alcool, lâché par les siens, pathétique ; l’avocat, plus Fregoli que jamais, avec ses faux mystères, son affectation dandie et cette façon de convoquer la passion là où les mets sont refroidis. Ce qui me trouble c’est, comme d’habitude, de voir comme le réel rattrape la fiction. Mais c’est aussi de constater à quel point ces personnages, qui ont été ceux d’une époque, semblent soudain déphasés. Des revenants, en somme. Des fantômes. Le genre d’hommes qui, comme Castro, n’ont apparemment pas compris que, depuis la chute du mur de Berlin, une page de l’histoire du monde était tournée.

Un mot, à propos de fantômes, de ce climat de commémoration dans lequel nous avons, plus que jamais, baigné tout cet été – et ce jour notamment (sauf erreur, celui de l’Assomption) où l’on vit, dans la même journée : l’arrestation, donc, d’un revenant du terrorisme qui portait lui-même le nom (Ilitch) d’un revenant de la Révolution ; le spectacle des antifascistes d’hier revenant, à grand renfort de nostalgie, sur les plages du Débarquement de Provence ; l’image enfin, vingt-cinq ans après, de ce Woodstock en différé – avec ces fondamentalistes du remake qui prétendirent avoir trouvé, quelques centaines de mètres plus loin, la vraie colline inspirée et y organisèrent, toujours le même dimanche, un ersatz de l’ersatz. Jamais, je crois, l’époque n’était allée si loin dans la confusion, le télescopage, la jouissance de son propre clonage. Et je me suis, ce soir-là, moi-même pris à rêver de ce que pourra bien être, dans un peu plus de cinq ans, le dernier jour du millénaire : je n’ai pu l’imaginer que comme une célébration monstre, doublée d’une ébriété de mémoire, où le siècle serait, pour de bon, noyé dans ses propres déchets.

Le livre de Taslima Nasreen. J’apprends ici, en cette fin d’août, que le livre de Taslima Nasreen est sorti. Grande hâte de le lire. Impatience de cette voix – qui est celle d’un écrivain dont nous ne connaissions que le visage. Nasreen était un « cas » – elle redevient une romancière. Son nom était celui d’une « affaire » – il sera, pour nous aussi, celui d’une œuvre. Et la voici, cette œuvre, offerte au seul tribunal devant lequel un auteur, non seulement consent, mais aspire à rendre compte : celui de la critique, de ses lecteurs et de ses pairs. Bienvenue, Taslima Nasreen. Vous êtes doublement libre : loin des imams bengalais qui voulaient vous voir en prison, ou pendue ; mais loin, aussi, des militants auxquels vous fournissiez – moi compris – une fort honorable matière à s’indigner et batailler.

Un chagrin de passage. Ai-je rêvé ou le livre de Sagan s’appelait-il, sur épreuves, Un pas à l’envers ? Sagan, et ses titres. Sagan, et son génie des titres. Il y aurait, au-delà de Sagan, toute une histoire à écrire du rapport des écrivains et de leurs titres. Il y a ceux qui commencent par le titre et ceux qui commencent par le livre. Ceux pour qui le livre sort du titre et ceux pour qui le titre est cette touche finale que les miniaturistes chinois appelaient « le point de l’âme ». Il y a les livres qui changent de titre (Les Fleurs du mal, qui s’appelaient les Limbes). Il y a ceux qui ont plusieurs titres (Hôtes de passage, Le Miroir des limbes, La Corde et les Souris, Lazare, Antimémoires – on se perd, littéralement, dans les derniers titres de Malraux). Il y a les titres traduits, où l’incertitude même de la traduction (les Possédés ou les Démons ?) introduit comme un ultime, et éternel, tremblé. II y a les auteurs heureux, qui titrent (comme Drieu) toujours plus haut que le livre et ceux (Jacques Laurent) qui s’appliquent à trouver des titres décevants, inférieurs à leur ouvrage : comme si, par une sorte de dernière pudeur, ils voulaient nous dissuader d’entrer dans le livre – « Circulez, il n’y a rien à voir ». Les livres et leurs titres. Les écrivains et le mystère de leur baptême. Quel érudit nous proposera-t-il cette autre histoire de la littérature, et de ses trafics emblématiques ?


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