Chagrin et pitié. Ce sont les premiers mots qui viennent. Car j’ai aimé cet homme. Je l’ai admiré. J’ai dû voter pour lui, toutes élections confondues, un nombre incalculable de fois. Et voici que d’un de ces fameux « placards » qui meublent la mémoire française ressortent quelques clichés – et que le successeur de Blum et de Jaurès, celui qui, depuis trente ans, incarnait la gauche française, apparaît comme un ancien vichyste qui continue, un demi-siècle après, de trouver à René Bousquet une « carrure exceptionnelle ». On aura beau dire. Les esprits forts auront beau plaider que l’on savait. Il y a dans la précision de l’information, dans son énormité, quelque chose qui glace les sangs et passe tout ce que l’on soupçonnait : cette célèbre francisque par exemple, n’avais-je pas moi-même fini par croire à la fable de la décoration « tactique », permettant au résistant Morland de mieux abuser les occupants ?

Soyons précis. Ce que je savais, ce que nous savions tous, c’est qu’une majorité de Français avait été pétainistes. Mais attention ! Pas 100%, monsieur Glavany ! Une majorité ! Ce qui excluait, non seulement les résistants, mais les centaines de milliers d’indifférents qui s’abstinrent, à tout le moins, de tremper dans l’infamie. Ah ! Si seulement Mitterrand n’avait été qu’indifférent ! Ou cynique ! Ou sceptique ! Mais non ! Il a cru en Vichy. Il a été – avant, en 1943, d’entrer en Résistance – de ces maréchalistes de conviction qui rêvèrent d’une « révolution nationale » c’est-à-dire, si les mots ont un sens, d’un fascisme anti-allemand, repeint aux couleurs de la France. Il a désiré sa francisque. Il l’a méritée. Et c’est là l’information. Et c’est cela qui est terrible. Cette photo de lui, face à Pétain. Imaginons-la publiée avant 1981. François Mitterrand serait-il, aujourd’hui, président de la République française ?

D’autant, et c’est l’autre information, que le président ne renie rien. Il a l’habitude, dira-t-on. Il est, depuis toujours, et quelle que soit la question (nationalisations, franc fort, communistes, austérité, le reste) celui qui change tout le temps, sans jamais dire qu’il a changé. Mais là ! Le vichysme ! Était-il si difficile de glisser, dans les confidences à Pierre Péan et, jeudi, à Franz-Olivier Giesbert, ne fût-ce qu’un mot de regret ? une phrase de contrition ? Au lieu de quoi, cet entêtement… Cette façon d’assumer sa vie en bloc… Ces propos désabusés – indignes de lui, indignes de nous – sur l’obscurité des temps, l’incertitude extrême des engagements… Et puis cette phrase, la plus effrayante, car elle en dit long sur l’idée qu’il se fait de lui-même et de son destin : « Je ne m’en suis pas trop mal sorti ». Sorti de quoi, au juste ?

Car tout est là. De l’image que Mitterrand se donne de lui-même, ressort inévitablement – parce qu’il est notre président – une version de l’histoire, et une façon de l’écrire. Or ce qu’il nous dit c’est, au fond, ceci : on pouvait être pétainiste et résistant ; il y avait des gens honorables à Vichy ; on pouvait respirer le même air que le Maréchal, avaler le statut des juifs, ne rien dire sur la rafle du Vél d’hiv ou même, comme Bousquet, l’organiser – et rester un « bon Français ». Une jeunesse française, dit le titre du livre : et telle est, en effet, l’idée qu’il se fait de la France ; et telle est, en effet, l’idée qu’il se fait de sa jeunesse – la sienne et celle de son pays. La France méritait mieux. Guy Mocquet, Estienne d’Orves, tous ces jeunes hommes qui avaient son âge et qui, eux, ne s’en sont pas « sortis », méritaient-ils de voir ainsi réécrite l’Histoire du Vichy qu’ils ont combattu ?

Le pire, c’est qu’on a le sentiment, du coup, dans la lumière réfléchie de cette confession, de voir s’éclairer les zones d’ombre de la biographie mitterrandienne – et cela aussi est triste. La gerbe. L’Algérie. L’amnistie aux généraux félons. Schueller. La littérature. Ah ! Cette chère vieille littérature. Elle ne se trompe finalement jamais. Et on a toujours tort de préférer Chardonne à Céline, Drieu à Malraux. La haine pour de Gaulle, aussi. La haine de de Gaulle. Oui, cette haine que j’ai toujours trouvée étrange, et même injuste, je la comprends soudain un peu mieux. Comme si le général avait deviné, lui… Comme s’il avait aussitôt flairé, derrière le résistant ambigu, le vichyssois de cœur… Et comme s’il y avait là, résumant le demi-siècle, le duel de deux patronymes : celui – « de Gaulle » – qui semblait voué à incarner une France éternelle ; et ce « Mitterrand » qui signifiait l’homme du « milieu des terres » et pouvait prédestiner à demeurer fixé là, les pieds dans la glaise nationale, plutôt que de s’envoler pour Londres, au nom d’une certaine idée…

Je pense à lui, Mitterrand. Je pense à ce duel qu’il a perdu. Je pense au souci qu’il avait de l’Histoire, et à la façon dont il a étrangement tout gâché. Je pense au reste de la vie, et au reste de son mandat, et à la manière – nouvelle, il me semble – dont on le verra désormais. Les ennemis, bien sûr. Mais aussi les amis. Les chefs d’États étrangers. Les partenaires européens quand la France, dans quelques mois, reprendra la présidence tournante de l’Europe. Quel sera son crédit ? Quelle autorité lui restera-t-il ? Que penseront messieurs Kohl ou Clinton quand il leur fera la leçon et qu’ils verront, à travers lui, l’ombre de René Bousquet et de sa « carrure exceptionnelle » ? Et lui, comment se sent-il ? Comment vit-on, lorsque l’on a tout dit ? Libéré ou pestiféré ? Absout, ou plus tourmenté ? Et a-t-il tout dit, d’ailleurs ? Vraiment tout ? Et pourquoi, en définitive, l’a-t-il fait ? Sous l’empire de quelle contrainte ? Lui aussi méritait mieux. Pitié. Chagrin.


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