Le film de Marek Halter. Était-il bien nécessaire, demandent certains, de tirer de l’obscurité ces Justes qui, sous la botte, choisirent de sauver des juifs ? Et ne court-on pas le risque, ce faisant, d’oublier ceux, plus nombreux, qui n’ont rien fait ou qui, plus grave encore, ont tout fait pour prêter la main aux auteurs de la solution finale ? Que la question se pose, je le conçois. Mais je vois trois raisons, au moins, de saluer le geste. Primo : la justice, la simple et pure justice – celle que nous devons aussi à ces humbles vieillards qui, au péril de leur vie, résistèrent à l’infamie. Secundo : la leçon qu’ils nous donnent, l’exemple qu’ils constituent – loin de banaliser le crime, le fait que ces hommes aient existé, qu’ils aient pu faire leur devoir, ne rend-il pas plus impardonnable encore le choix de ceux qui, en conscience, prirent le parti inverse ? Et puis tertio : ce moment où nous nous trouvons et où, en tant de lieux, triomphe la veulerie ; n’y a-t-il pas des heures, oui, dans l’histoire d’une communauté, où l’urgence est de rappeler la part flatteuse, ou lumineuse, de la mémoire commune – cette « bonne image » de soi sur laquelle on s’appuiera pour résister, n’est-ce pas, à d’autres infamies ?

Que nos casques bleus soient les otages des Serbes, c’est certain – et c’est intolérable. Mais il y a deux façons très différentes de répondre à une prise d’otages. Celle qui consiste à céder, se coucher devant le terroriste – et c’est, apparemment, le choix des responsables européens qui, toute honte bue, proposent ni plus ni moins que de se retirer de Bosnie. Celle qui, au contraire, refuse les termes du chantage, exclut l’idée même d’y céder – mais il faudrait dire, alors, à messieurs Mladic et Karadzic : « Nos hommes sont sous votre contrôle ; nous vous tenons pour personnellement responsables de leur sécurité et de leur sort ; qu’il soit attenté à la vie d’un seul d’entre eux – et c’est sur leur propre vie qu’auront à en répondre vos chefs d’état-major et autres prétendus ministres ». Ce langage simple pourquoi ne le tient-on pas ? Pourquoi ne se trouve-t-il personne pour, au moins, s’y essayer ? Pénible impression que les casques bleus ne sont, dans cette affaire, qu’un alibi : otages de leurs dirigeants, et de leur drôle de politique, autant que de la soldatesque serbe…

Jean-Pierre Elkabbach au « Club de la presse », sur Europe 1. Un an déjà… Oui, un an… L’étonnant était alors dans le destin d’un homme hué place de la Bastille par une nuit pluvieuse de Mai 1981 – et à qui incombait donc, à l’heure du mitterrandisme finissant, le soin d’incarner un peu de la fameuse « voix de la France ». Un an après, la vraie surprise est que ce journaliste-né, ce passionné des micros et des plateaux, cet accro de l’information, cet homme que l’on disait solitaire, voire ombrageux, soit si brillamment entré dans le rôle de grand instituteur de la nation qui s’offrait soudain à lui. Sang-froid. Distance. Quelque chose d’apaisé dans le ton, le timbre même de la voix. La passion toujours – mais plus tout à fait la sienne puisque c’est celle de ce « service public » dont il est devenu le fervent avocat. Est-ce le même Elkabbach ? Un autre ? Et, dans ce cas, quel est le vrai – celui qui, à vingt ans, rêvait d’être « Camus ou rien » ou ce moine de la télévision publique dont l’orgueil est de mettre la beauté, la connaissance, le savoir, bref, la culture, à la portée de tous ? Mystère.

Debord. Puis Roger Stéphane. Puis, loin d’eux, Gérard Voitey, l’éditeur de Quai Voltaire. Songé, face à cette série noire, au mot terrible de Luther : « Il arrive que Dieu en ait assez de la partie et qu’il jette les cartes sur la table ». Sauf que, en l’occurrence, il ne s’agit pas de Dieu mais de Littérature et de trois êtres qui, à des titres divers, vivaient par la littérature, pour elle et à travers elle. Coïncidence, alors – ou signe de temps ? Et s’il s’agit d’un signe, s’il y a un lien entre ces suicides, s’il y a là trois façons, pour des hommes dont la commune croyance aura été que le monde est fait pour aboutir à de beaux livres, de prendre congé de ce monde et de le déclarer irrespirable, bref, s’il y a, entre ces trois gestes, l’indice d’un commun désespoir, se risquera-t-on à interpréter le présage ? Drôle d’époque où l’on entre dans les livres comme dans un moulin et où ceux qui ne s’y résignent pas n’auraient d’autre ressource que de sortir de la vie ainsi : un coup de revolver dans le grand concert du Spectacle et de sa grandissante insignifiance.

Oui, il a pris sa décision. Non, il ne dira pas laquelle. Dans cette course de lenteur qu’est devenue la marche à l’Élysée, dans ce match où il semble acquis que n’arriveront en finale que ceux qui n’auront pas livré bataille, dans cette partie de poker menteur où je disais, voici quelques semaines : « Tout se passe comme s’il fallait, pour avoir une chance de l’emporter, ne surtout pas bouger, ni parler, ni se prononcer », on conviendra que Jacques Delors vient de franchir une étape nouvelle. Demi-mots. Petites phrases. Extravagance d’une mise en scène qui transforme nos journalistes en modernes haruspices penchés sur le cœur et les reins du « candidat virtuel ». Appel à Jacques Delors – comme, d’ailleurs, à Édouard Balladur : le jeu a assez duré ; et la démocratie, la vraie, celle qui suppose le libre débat, la discussion à ciel ouvert, celle à laquelle vous vous dites, l’un comme l’autre, attachés, mérite mieux que ce théâtre d’ombres où ne s’incarnent, pour l’heure, que populistes et bateleurs. C’est toujours à son détriment que l’on sort de l’ambiguïté, disait Retz ? Peut-être. Mais au bénéfice de qui ? Telle est l’autre question que l’on ne pourra pas, je le crains, éternellement esquiver.


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