C’était un siècle étrange où les jeunes gens étaient drogués à une drogue dure qui s’appelait la presse écrite.
C’était un temps déraisonnable où la lecture de La Cause du peuple ou de J’accuse était la prière matinale du philosophe.
C’était une époque savante et un peu démente où les journalistes pensaient qu’il fallait partager la vie de leurs lecteurs dans les cités ou les corons ; où les vendeurs de journaux révolutionnaires interdits, quand la police les interpellait, réclamaient le statut de prisonniers politiques ; et où l’on ne doutait pas que ce fût tout un, en France, de changer le monde, la vie et la manière d’écrire un fait divers.
C’étaient les « Années Libé » – c’était ce début des années 1970 où, dans le reflux de ce que Jacques Lacan venait d’appeler « l’émoi de Mai », à partir du véritable bouillon de culture qu’étaient ces premières feuilles d’extrême gauche, à la fois ouvriéristes et pleines de fantaisie, plombées par la langue de bois marxiste et en grande effervescence, un groupe d’ex-maoïstes inventait l’une des expériences journalistiques les plus originales de l’Europe de la seconde moitié du XXe siècle.
Le mérite du livre de François Samuelson est de raconter, en direct, sur le vif, le détail de cette aventure.
Il est, dans cette affaire, de rendre à chacun son dû : ceux dont la chronique officielle a retenu le nom (Serge July, rentré de Cuba et écrivant, avec Alain Geismar, son Vers la guerre civile), mais aussi les autres, tous les autres, les effacés de l’histoire, les oubliés du grand récit légendaire (Jean-René Huleu, l’ancien de Bruay ; Zina Rouabah qui arrive de l’Agence de presse Libération, l’ancêtre du quotidien ; ou encore Jean-Claude Vernier, le mao tendance techno, cogérant avec Sartre de ce tout premier Libé et qui, lorsqu’il décide de conjuguer les forces de l’imprimerie au plomb traditionnelle et de la photocomposition naissante, a le sentiment, dit-il, de « réconcilier les B52 américains et les bicyclettes vietnamiennes »).
Son mérite est, en un mot, d’écrire le roman vrai de l’improbable rencontre, autour de la table de dissection de ce Libération naissant, de toute une série de protagonistes que rien ne destine les uns aux autres : un Sartre presque aveugle mais déterminé à ce que l’on veuille bien finir, un jour, par arrêter quand même Voltaire ; un Clavel, venu du maurrassisme, mais foudroyé par la grâce de ces nouveaux paroissiens que sont, à ses yeux, les ouvriers de Lip ; Foucault, à l’arrière-plan ; Godard, dans les marges ; Les Cahiers de mai de Marc Kravetz et Jean-Marcel Bouguereau ; les libertaires de « Vive la Révolution » ; Philippe Gavi, retour, comme moi, du « triangle indien » ; une pléiade de maoïstes, enfin, qui avaient encore 20 ans, qui partaient vraiment pour Aden-Arabie et qui ne voulaient pas, eux non plus, que ce fût le plus bel âge de la vie…
Silhouette atypique de Pierre Goldmann, écrivain et braqueur, faux bandit et vrai guérillero, dont le voyage à Aden s’achève dans une prison pour droits communs mais qui a eu le temps, avant cela, de retoucher notre « portrait de l’aventurier ».
Ombre de Benny Lévy qui n’est encore ni le secrétaire de Sartre ni, naturellement, le talmudiste qu’il deviendra, bien plus tard, à Jérusalem, mais qui est le vrai patron de ce Libé première version et y impose Serge July : s’il y en a bien un, suggère Samuelson, qui invente le concept de cette résistance de papier, s’il y eut bien un homme pour, se rêvant en Humphrey Bogart dans le rôle de l’héroïque rédacteur en chef du Bas les masques de Richard Brooks, imaginer un journalisme conçu comme une variante de l’art de la guerre, ce fut lui, Benny, plus que nul autre.
Évocation de Robert Linhart, l’autre chef de la Gauche prolétarienne, donc l’autre roi secret de ce « France-Soir rouge » – le grand rival de Lévy ; le seul à lui disputer, ainsi qu’à Jean-Claude Milner ou Jacques-Alain Miller, la palme du Grand Théoricien dont le maoïsme à la française était censé devoir accoucher ; le même mélange de génie précoce, de rimbaldisme philosophique, de culte du savoir mêlé à une forme assez folle de haine de la pensée – sauf que lui, Linhart, l’était, fou, vraiment fou, interné en Mai 68, à la façon de notre maître à tous qui était, à l’époque, le surmaître de l’École normale de la rue d’Ulm, Louis Althusser…
Car ce qui frappe, quand on lit ce livre avec le recul, c’est, au-delà même du cas Libération, l’ambiguïté formidable de ce moment d’histoire française.
D’un côté, oui, et Samuelson le dit très bien, une forme de folie : cette haine de la pensée ; l’apologie de la terreur et de la justice populaire ; la guillotine pour Touvier ; la mort pour le notaire de Bruay réputé, parce que notaire, coupable d’un crime atroce ; ou ces chefs clandestins de la Nouvelle Résistance populaire d’Olivier Rolin, branche armée de la « GP », expliquant doctement que la France était occupée par des nouveaux nazis dont les bourgeois pompidoliens étaient les collabos.
Mais de l’autre, et à l’inverse, l’impression diffuse et, pour moi en tout cas, de plus en plus nette avec les années, que, par une de ces ruses dont l’Histoire est coutumière, le temps de la plus grande déraison a peut-être été aussi celui d’un cheminement vers une raison plus haute : comme si ce « moment mao » avait été celui d’une montée aux extrêmes, donc d’un passage à la limite et d’un retournement par l’absurde des illusions dont il se nourrissait – comme s’il avait marqué, dans son emphase et son hystérie mêmes, le début du processus où ce qu’il est convenu d’appeler le progressisme s’est enfin décidé à pivoter sur son axe et révéler sa face d’ombre.
Il faut lire les pages que Samuelson consacre à la séquence « portugaise » de l’histoire du journal : œillets, forces armées, un général anarchiste au nom de héros shakespearien, des capitaines rebelles qui volent leur rôle aux communistes – tout le vieux théâtre révolutionnaire qui, en quelques mois, vole en éclats.
Il faut lire, à la fin du livre, les minutes du débat qui se développe chez les maos quand, au lendemain du massacre des athlètes israéliens de Munich, puis de la guerre du Kippour, l’antisionisme militant devient un catéchisme pour l’essentiel de l’extrême gauche : si juif égale sionisme, si sionisme égale nazisme et si cette double équation devient la formule du progressisme, alors, disent nombre d’anciens de la GP, peut-être est-ce lui, le progressisme, qui ne tourne plus tout à fait rond…
Et puis, il faut lire enfin les pages qu’il consacre à l’arrivée des dissidents soviétiques, Soljenitsyne en tête, sur la scène intellectuelle française et européenne : la discussion est partout, naturellement ; elle traverse toutes les couches de l’opinion, de la sensibilité collective, de la presse ; sauf que c’est là, à l’extrême gauche en général, et dans sa frange maoïste en particulier, qu’elle produit ses effets les plus ravageurs et donc les plus féconds ; car c’est là que s’insinue l’idée neuve et qui, pour le coup, va tout changer que le tort des « grands récits » historicistes était moins, comme on l’avait toujours dit, d’inviter les hommes à se révolter que de les contraindre à se soumettre ; c’est là, chez les dévots de l’ouvriérisme militant, chez les orthodoxes qui, un jour qu’Aragon avait osé suggérer de dépoussiérer les tables de la Loi marxiste, avaient répondu, avec une superbe digne d’un tract surréaliste de haute époque : « Aragon se paie notre tête, mais notre tête tient bon comme la théorie de Marx » –, c’est là qu’apparaît le soupçon que c’est le concept même de révolution, le projet de « casser l’Histoire en deux » ou de « changer l’homme en ce qu’il a de plus profond », qu’il faut peut-être sérieusement réviser…
Le maoïsme contre le marxisme, en somme.
L’ultragauche, cheval de Troie de la pensée libre dans les citadelles de la pensée captive.
Je sais qu’il est de bon ton, ces jours-ci, de voir dans la « pensée 68 » un égarement collectif, source de tous les maux contemporains. Eh bien, je crois le contraire. Et il suffit de lire ce livre pour achever de s’en convaincre. Non pas que l’on se dise, comme Deslauriers, à la dernière page de L’Éducation sentimentale : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur. » Mais l’on y sent, presque physiquement, ce dégel des intelligences et des âmes, cette poésie, cette liberté, qui furent la marque du moment et qui, aujourd’hui, manquent cruellement.
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