Comme le livre de Yasmina Reza, L’Aube le soir ou la nuit (Flammarion), celui de Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse, commence par une conversation avec Nicolas Sarkozy. Mais la ressemblance entre les deux ouvrages s’arrête là. L’une traduit des impressions, exprime des sensations, l’autre produit des idées, inspirées par une passion. Elle est, même si elle s’en défend, fascinée par le verbe, le mouvement, le clan qui entoure l’ancien président de l’UMP, lui résiste à une attraction facile mais qui eût été factice. Surtout, elle dit oui, certes pas à un vote pour Nicolas Sarkozy, mais à un bout de chemin avec lui ; il refuse de voter pour un homme qui a su amener à lui tant de ses proches – André Glucksmann, peut-être Alain Finkielkraut, d’autres encore. Pourquoi ce refus, alors que beaucoup de choses – et d’abord une proximité amicale – semblaient plaider pour un ralliement ? Simple : Bernard-Henri Lévy est de gauche, Nicolas Sarkozy de droite, et cela interdit la transgression.
J’arrête là. Ce livre n’est pas – ouf ! – un livre de plus sur Nicolas Sarkozy, autour de Nicolas Sarkozy, ni même contre Nicolas Sarkozy. C’est un livre sur la gauche, ce qu’elle a été, ce qu’elle est devenue, ce dont elle doit se garder, ce qui doit à nouveau l’inspirer. Je sais que Bernard-Henri Lévy agace parfois. Mais c’est aussi, c’est d’abord, un philosophe, un homme qui pense sans craindre la controverse, qui agit juste : contre la barbarie à visage humain, contre une certaine idéologie française, pour la Bosnie, l’Afghanistan, le Darfour, et toujours dans la gauche. Son livre, je l’avoue, m’est profondément sympathique, au sens fort du terme, car il exprime des sentiments que je partage.
Pourquoi écrire sur la gauche aujourd’hui ? Non pas parce qu’elle a perdu : cela lui est déjà, souvent, arrivé par le passé, et elle s’en est relevée. Mais bien plutôt parce que, pour Bernard-Henri Lévy – et je partage largement ce diagnostic –, elle s’est perdue, dans ses politiques mais aussi dans ses choix fondamentaux. Comment cela est-il arrivé ? Comment retrouver la gauche ? Comment rendre vie à ce « grand cadavre à la renverse où les vers se sont mis » (l’expression est de Sartre, dans la préface à Aden Arabie, de Nizan) ? Voilà de quoi il s’agit dans ce livre.
Celui-ci n’est pas facile à résumer. Je choisirai deux angles. D’abord, j’ai mieux compris, en lisant Lévy, ce qui s’est passé lors de la campagne présidentielle de Ségolène Royal – dans ce « labo Royal » – à laquelle il a participé plus que moi, lui qui, comme moi, avait un autre candidat de cœur, d’esprit, de raison, Dominique Strauss-Kahn. Ce n’est pas le sujet central du livre, mais il y a là un utile contrepoint à la charge impitoyable, au réquisitoire de Lionel Jospin. Bernard-Henri Lévy, on le sent, n’est pas d’emblée fasciné par Ségolène Royal. Il l’a suivie, les yeux ouverts, parce qu’elle était la candidate de la gauche, puis elle l’a intéressé, séduit peut-être, sans qu’il oublie ses lacunes. Fondamentalement, il pense que, dans le désordre de la gauche, elle a eu les bonnes intuitions, les bons réflexes, et il a voulu l’y aider. Peu importe, au fond, qu’il soit trop sévère ou trop indulgent, voire l’un et l’autre à la fois. Ce qui me frappe surtout, c’est la révélation de ce que j’imaginais : l’accumulation, dans cette étrange campagne, de nos contradictions – sur le monde, sur l’Europe, sur la défense, sur l’économie.
Bernard-Henri Lévy a une bête noire, un vieil ennemi intime, Jean-Pierre Chevènement, le « national républicain ». Sans doute le diabolise-t-il, mais je partage avec lui la conviction que ces idées, cette attitude-là ne peuvent être celles de la gauche de demain, et qu’elles ont été trop présentes en 2007. Cette gauche au milieu du gué pouvait peut-être l’emporter. Elle aurait eu du mal à convaincre. Pour cela, elle doit sortir de l’ambiguïté.
Il y a ensuite, et surtout, l’essentiel du propos de Bernard-Henri Lévy, le combat contre cette « gauche de droite » qu’il sent monter ou revenir, la critique de cette raison « néoprogressiste » qu’il sent s’installer. Dans des pages fortes, à la fois argumentées et passionnées, il en analyse les ressorts et en dénonce les dérives. Il y a, d’abord, l’antilibéralisme et l’invitation à distinguer, comme le faisait Benedetto Croce, le libéralisme politique — indissociable des Lumières – et le libérisme – dévoiement qui tient le marché pour la loi suprême de la vie sociale.
Il y a eu, aussi, l’anti-européisme. Comme Lévy, je regrette que l’idée européenne ait tant reculé en France, que le rendez-vous historique de la réunification de l’Europe après la chute du mur de Berlin ait été raté en France, que la gauche – notamment le PS – reste sur cette question essentielle, surplombée par l’extrême gauche, prudente face au souverainisme, qu’elle succombe à « la paresse de l’esprit et la débilitation de la volonté ». Il y a, ensemble, l’antiaméricanisme – l’autre « socialisme des imbéciles » —, la critique de l’empire et l’antisémitisme. Il y a ce qui en découle, la tolérance, voire la fascination, pour un « fascislamisme ». Il y a, enfin, l’anti-universalisme contemporain qui affaiblit les valeurs et les idées, au nom du respect des identités et des intégrités.
Dans cette démonstration, qui rappelle un peu par son ton le Péguy de Notre jeunesse, il y a bien sûr des raccourcis, des partis pris, des exagérations. On peut être républicain et attaché à la nation sans succomber à un nationalisme rance. On peut aimer l’Amérique – et je l’aime – et détester une partie de l’Amérique – Bush, Guantanamo, la guerre en Irak. On peut, sans être anti-européen, regretter les hésitations, les faiblesses, les timidités de la construction européenne d’aujourd’hui. On peut combattre le fascisme islamiste sans épouser la thèse du « choc des civilisations ». Oui, on peut contester, discuter ce livre, on le doit — sans quoi il ne serait pas ce qu’il est, un livre utile au débat.
On n’y trouvera pas les recettes, le projet pour la refondation de la gauche, du socialisme. C’est à nous, les responsables politiques, que cette tâche revient. Mais on y trouve une pensée, un avertissement, une grille de lecture.
Bernard-Henri Lévy finit par un appel à la « gauche mélancolique » contre la « gauche lyrique », à une gauche dépouillée de l’utopie révolutionnaire, ce « rêve qui tourne au cauchemar ». Cette gauche-là est internationaliste sans entraves, européenne sans timidité, antitotalitaire sans réserves, antifasciste sans tabous. Cette gauche-là part du réel, elle est celle de la réforme modeste, tenace, humble, qui plaide pour la vérité – ce n’est pas un hasard si l’ouvrage s’achève sur la figure de Pierre Mendès France. Cette gauche-là, c’est aussi la mienne, tout simplement parce que je crois que c’est à la fois celle de toujours et celle de demain.
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