Cette année, Bernard-Henri Lévy a écrit une pièce de théâtre, Hôtel Europe. La répétition générale a déjà eu lieu. En « exclusivité mondiale ». C’était le 27 juin dernier au Théâtre national de Sarajevo, un siècle, presque jour pour jour, après que l’archiduc François Ferdinand a été assassiné par l’anarchiste Gavrilo Princip et que, par le jeu des alliances, l’Europe s’est enflammée pour déclencher, un mois plus tard, le début de la Première Guerre mondiale.
Ce 27 juin à 20 heures, Jacques Weber entre seul en scène, tel un grand lit défait, avec son chapeau de guingois, sa chemise ouverte et sa veste de lin froissé. Ogresque, il marmonne des borborygmes tel un vieux morse qui fait sa cour. On n’imagine pas un Jacques Weber maigre, pas plus, d’ailleurs, qu’on n’imagine Balzac avec le physique de Samuel Beckett. Il faut du coffre pour interpréter ce long monologue d’une heure quarante mis en scène par Dino Mustafic, jeune cameraman des armées que BHL rencontra, en 1993, sur les premières lignes de défense de Sarajevo, pendant le tournage de Bosna !.
Salle comble remplie d’amis, de journalistes, des trois présidents de la Bosnie-Herzégovine et des habitants de Sarajevo, pour qui l’entrée était libre. « C’est pour eux que j’ai écrit cette pièce, explique Lévy, pour rendre hommage à leur courage, à leur esprit de résistance. C’est à eux que j’ai pensé en l’écrivant, c’est aussi à l’Europe, c’est enfin à la Bosnie méritant d’entrer dans l’Europe. Non seulement parce que son peuple a été martyrisé et victime de la lâcheté des politiques occidentales, mais tout simplement parce qu’ils sont l’Europe et que Sarajevo devrait être la prochaine capitale européenne. Sarajevo est plus qu’une ville. C’est un monument. C’est là que tout a commencé… ou là que tout a fini. »
Le lendemain, dans le même théâtre, BHL lance en effet une pétition : « Un million de signatures pour la Bosnie en Europe ». Suit un déjeuner au restaurant Biban, sur les hauteurs de Sarajevo. De là, sous les tonnelles, la ville se dessine parfaitement. Petite, coincée dans une cuvette qui rappelle celle de Diên Biên Phu. Une nasse. Un étau surchauffé en cette fin du mois de juin. À l’est, le vieux quartier ottoman avec le bazar enfoui dans le lacis de rues, les maisons de bois, les échoppes, au bout la bibliothèque reconstruite, le pont, la rivière, la maison d’angle où s’est posté Princip pour tirer sur l’archiduc.
À la fin du déjeuner, les souvenirs s’effeuillent autour d’un blanc frais et sucré. « Vous voyez là-bas, sous l’antenne, à flanc de colline, il y avait des batteries serbes », raconte Aida, femme de médecin, interprète pendant la guerre et aujourd’hui professeur de français. « Les jours comme aujourd’hui, lumineux et limpides, étaient notre pire ennemi. Les snipers nous tiraient comme des lapins. » Elle boit une gorgée de vin, comme pour dissoudre l’émotion, et croise le regard de Sandra, son amie de toujours, des bons et des mauvais jours. « Des mauvais jours, nous en avons connu, se souvient Sandra. Ma mère s’est enfermée chez elle pendant tout le siège, sans jamais sortir. Elle n’a plus parlé pendant trois ans. »
À l’ouest, le tunnel de l’espoir construit par les Bosniaques sous la piste de l’aérodrome. « C’est par là qu’arrivaient les médicaments et les armes. S’il n’y avait pas eu ce tunnel, on était faits comme des rats. Les Serbes seraient entrés et nous auraient massacrés comme ils l’ont fait à Srebrenica », explique Aida. En bas, la Sniper Alley qui longe l’Holiday Inn, bâtisse ocre où les journalistes logeaient pendant le siège. « C’était l’heure du journal télévisé qui commandait les tirs », se souvient Sandra, qui, à l’époque, travaillait pour France 2. Avant d’ajouter : « Sarajevo est un cas unique. C’est une perversion de siège, un siège prolongé indéfiniment grâce à une aide humanitaire orchestrée par une armée, les Casques bleus qui, au lieu de se battre, faisaient la charité. »
Reprenons. Comment BHL a-t-il eu l’idée d’écrire Hôtel Europe ? « Comme une évidence, explique-t-il. J’ai été invité en avril dernier à prononcer un discours à l’université de Dacca pour l’inauguration d’un monument dédié à André Malraux. Cela m’a rappelé mon engagement au Bangladesh en 1973, en Angola, au Darfour, en Libye, et plus récemment en Ukraine. Et je me suis aperçu que c’était à la maison qu’il fallait que je revienne, que c’était là qu’il y avait le feu, que je ne m’en étais pas aperçu, mais que c’était au chevet de l’Europe qu’il fallait désormais se presser, une Europe paralysée par ses institutions, son personnel politique inefficace et par la montée des mouvements populistes. » Il se passionne. « Tout cela me rend fou. On parle d’élargissement de l’Europe quand il s’agit de faire venir la Hongrie, la Roumanie, la Bosnie. C’est une honte. Il faut parler de réunification. C’est eux l’Europe, et on leur donne l’impression de leur offrir un strapontin. Il fallait que je me secoue. »
Il s’est secoué. Ce n’est pas un texte qu’il a écrit, mais un manifeste, un « J’accuse », un réquisitoire d’une violence extrême. « Vous voulez de l’adrénaline ? Vous allez en avoir », disait Arielle Dombasle le soir de la première en pénétrant dans le théâtre à l’italienne. De fait, BHL a trempé sa plume dans la nitroglycérine. Chaque mot semble chargé comme une grenade qui pourrait exploser à tout instant. C’est là qu’intervient le génie de Jacques Weber.
« Ce n’est pas pour rien que Bernard-Henri m’a demandé de perdre 30 kilos. C’est pour être plus léger, plus tendre avec les mots, comme on l’est avec un grand brûlé. Sinon, il hurle de douleur. » Weber ondoie autour du texte, fait le pitre pour faire diversion ou détourner l’attention du malade pour lui arracher d’un coup son pansement et tenter de désinfecter la plaie. Avec ce texte, Weber se comporte comme un démineur qui louvoie, ruse, contourne sa mine pour mieux la désamorcer.
La rencontre entre les deux hommes s’est faite par l’intermédiaire de Patrick Mille, acteur, réalisateur, gendre du philosophe. « Patrick m’a appelé, raconte Weber : “J’ai un texte qu’il faut que tu lises, m’a-t-il dit. Il est pour toi.” Je l’ai lu, j’ai aimé, j’ai rencontré BHL. Une vraie rencontre. On me disait : “Fais gaffe, il y a vingt ans, il s’est planté avec sa pièce.” Oui il s’est planté comme plein d’autres, et alors ? J’en ai assez que l’on fustige un homme qui essaie de faire bouger les choses au prétexte qu’il aime être pris en photo. Il s’engage ! Il prend des risques ! En plus, la cause est juste et, avec son texte, croyez-moi, il m’a donné de quoi bouffer. » Le personnage principal est un écrivain venu à Sarajevo prononcer un discours célébrant le centenaire de l’assassinat de l’archiduc. Il tourne en rond dans sa chambre d’hôtel. Rien ne vient. Il est sec. « Quand un objet devient impossible à dire, c’est qu’il est en train de disparaître, de se corrompre, de se nécroser. L’indicible est en général un bon indice de la vitalité ou non de l’objet dont on parle », commente BHL.
L’homme cherche des idées dans ses souvenirs, sur son ordinateur. Il tape des noms. Des images lui arrivent dans le désordre. Il passe du coq à l’âne. Des institutions de Bruxelles au souvenir de son dernier bain dans la piscine du Ritz en même temps que Pamela Harriman, alors ambassadrice des États-Unis à Paris, le jour même où elle s’y est noyée. Il pense à la fois à Husserl et sa vision universelle du monde et à Heidegger et sa vision ethnique, tout en se rappelant que la fille de l’accueil a de jolies jambes. Un récit à la Jacques le Fataliste, où tout s’entrechoque, le sublime et le dérisoire, le superflu et le fondamental. On entend les moindres clapotis dans sa tête et l’errance de ses neurones. « C’est comme dans la vie. Parfois, on a de la gadoue dans la tête, et parfois, ça tombe juste, miraculeusement juste. »
Cette pièce s’appelle Hôtel Europe, car c’est là que BHL est descendu, il y a vingt ans, lorsqu’il est venu à Sarajevo pour la première fois. L’Hôtel Europe, symbole de la grande époque de l’Empire austro-hongrois, avec ses salons rococos où l’on mangeait des pâtisseries viennoises, mais aussi symbole d’une ville multiculturelle où Serbes, Croates et Bosniaques vivaient en bonne entente. L’hôtel jouxte le vieux quartier musulman à l’est et le quartier autrichien à l’ouest. « Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, c’est l’Europe qui est en ruine, se lamente BHL. Notre devoir est de participer à la construction d’un espace qui donne enfin au citoyen l’envie de s’engager. Nous sommes dépositaires d’un héritage qui est en train de fondre comme neige au soleil. C’est l’héritage de mon père, celui des Lumières, de l’État de droit, de la démocratie. »
Pendant un long week-end, il a organisé un ensemble de manifestations dans la grande tradition « BHLienne », mêlant à la fois l’art, la politique et la grande histoire. Hôtel Europe, c’est Malraux au Panthéon, Kennedy à Berlin, de Gaulle à Phnom Penh. C’est un texte fondateur, un cri d’alarme, un cri tout court pour celui qui depuis toujours n’a cessé de méditer ce qu’André Gide avait autrefois écrit en préface de Vol de nuit : « Le bonheur n’est pas dans la liberté mais dans l’acceptation d’un devoir. » Et ce devoir aujourd’hui, pour BHL, était d’écrire cette pièce.
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