Peshmerga, un film à la gloire des forces armées Kurdes
D’abord, ce sont des bruits. Les cris des soldats qui orientent l’éclaireur, le souffle du guerrier qui arpente une dune, les balles qui perforent le silence puis l’explosion qui emporte tout. Peshmerga commence par cette scène époustouflante. Ensuite un soldat blessé, malgré la douleur, proclame la grandeur de son peuple. C’est cette fierté, ce courage que la caméra de Bernard-Henri Lévy parvient à saisir dans un film tout entier ordonné à la gloire de ces combattants. Ils sont kurdes, musulmans et combattent village après village les soldats du califat. Défilent sous nos yeux des visages poignants d’enfants et de vieillards, des chrétiens et des yazidis qui fuient leurs persécuteurs, des femmes soldats prêtes aux combats. Des mélopées araméennes remontent des premiers siècles tandis que la caméra plonge dans les catacombes creusées, par les chrétiens, au temps de Mahomet. Un officier aux cheveux d’argent tombe près de Mossoul, l’ancienne Ninive où repose le prophète Jonas. L’État islamique se dérobe (la terreur est sans bravoure) mais la guerre continue. Tragique, cruelle, héroïque : elle est là, devant nous.
RENAUD GIRARD : Après avoir travaillé à L’Esprit du judaïsme et publié un ouvrage sur ce vaste sujet, qu’est-ce qui vous a soudain poussé à changer d’angle à 180° et à vous intéresser à la lutte des Kurdes contre l’État islamique ?
BERNARD-HENRI LÉVY : J’attire votre attention sur le fait que L’Esprit du judaïsme s’achevait sur un chapitre intitulé « La tentation de Ninive », qui expliquait comment l’universalisme juif consiste à aller vers l’autre, fût-il le plus hostile. Or Peshmerga, le film, tourne tout entier autour du front et de la ville de Mossoul, qui se trouve être le nom contemporain de la même Ninive. Mossoul est la capitale de l’État islamique. Mais c’est aussi, depuis la Bible, la capitale mondiale du judéo-christianisme.
RG : Moi qui croyais naïvement que la capitale mondiale du judéo-christianisme, c’était Jérusalem…
BHL : Bien entendu. Mais je vous parle d’autre chose. Je vous parle de cette plaine de Ninive, qui est le lieu du monde où vous avez, aujourd’hui encore, les tombeaux des prophètes Nahum, Jonas ou Daniel – et où vous trouvez aussi, comme à Maaloula, en Syrie, les derniers hommes à parler encore la langue du Christ, c’est-à-dire l’araméen. C’est ça que je filme. Et c’est, aussi, pour ça que je me suis lancé dans cette aventure : pour que soit célébré ce qui reste de cette mémoire juive et pour que ne soient pas exterminés jusqu’au dernier ces chrétiens d’Orient…
RG : C’est un film où vous prenez le parti de suivre, de bout en bout, sur mille kilomètres, une ligne de front. Le front entre les peshmergas kurdes et les combattants arabes de l’État islamique. Une ligne, en forme de virgule couchée, qui va de la frontière iranienne aux monts Sinjar. C’est donc, avant tout, un reportage de guerre en images !
BHL : Oui, bien sûr. Mais quelle guerre ? La guerre que l’État islamique a déclarée à la civilisation, telle que je la conçois, et telle que l’incarne ce peuple kurde. Or ce peuple kurde, je le montre, est le défenseur des chrétiens, des lieux du judaïsme dans la région, des valeurs de démocratie, des principes de l’État de droit – sans parler de ces yazidis déportés, massacrés, crucifiés, et dont les fillettes ont été jetées en esclavage sexuel. Je filme la libération de leur capitale, Singhal. Je filme la déroute de leurs bourreaux.
RG : Rappelez-nous ce que sont, exactement, ces yazidis, que vous filmez lors de leur pèlerinage annuel dans les grottes de Lalesh…
BHL : Le yazidisme est un mélange de christianisme et de zoroastrisme, cette religion de l’ancienne Perse qui inspira tant Nietzsche. C’est donc l’une des plus vieilles religions du monde : chose insupportable pour les décérébrés de Daech qui, tels les Khmers rouges naguère au Cambodge, voudraient faire table rase du passé. Rien de ce qui est antérieur à l’islam ne peut et ne doit exister : voilà ce que croient ces criminels, doublés d’abrutis, qui ont voulu éradiquer le yazidisme, dans une entreprise véritablement génocidaire.
RG : On a l’impression que beaucoup de scènes de votre film sont tournées à l’aube…
BHL : Naturellement. Car nous filmons des offensives. Et les offensives, ce n’est pas à vous que je l’apprendrai, ça démarre généralement à l’aube !
RG : Quelles observations générales tirez-vous des différentes offensives que vous avez suivies ?
BHL : Une très importante : la lâcheté de Daech. On a construit, en Occident, une espèce de légende d’un Daech surpuissant, intrépide, militairement terrifiant et quasi invulnérable. Ce que nous avons vu, avec mon équipe, c’est le contraire : des pauvres types qui reculent systématiquement devant les femmes et les hommes aguerris des bataillons kurdes. Ces gens de Daech sont braves quand il s’agit de décapiter un otage à genoux. Mais pas téméraires quand il faut tenir une position sous le feu d’un adversaire motivé et vaillant !
RG : On voit tout de même, dans votre film, des Kurdes qui se font tuer. Il y a, par exemple, la scène très frappante des dernières secondes de vie d’un jeune général aux cheveux blancs, qui est en première ligne en train de diriger une opération, et qui se prend une balle en pleine tête…
BHL : La mort de cet officier charismatique et qui mettait son point d’honneur à être toujours en avant de ses hommes fut en effet, pour nous, l’un des souvenirs les plus traumatisants de ce périple. Mais j’ai envie de vous dire que cette mort au feu est presque une exception qui confirme la règle. Car la plupart des peshmergas que nous avons côtoyés et qui ont été tués l’ont été soit par des snipers très éloignés, soit avec un camion suicide, soit en tombant sur une mine planquée sous un caillou, dans une ruine, sur le bord d’une route ou dans un Coran piégé. Daech, je vous le répète, mène cette guerre sans bravoure et avec des méthodes de terroristes.
RG : Certains disent, pourtant, qu’il y a du courage à se suicider pour ses idées, tels les kamikazes nippons de 1945.
BHL : Le courage, c’est de préserver la vie. C’est de livrer bataille en économisant ses hommes. Le vrai courage c’est, comme disait Malraux, de faire la guerre sans l’aimer. Exactement ce que font les Kurdes.
RG : À vous entendre, reprendre les territoires du calife Ibrahim serait un jeu d’enfant !
BHL : Militairement, oui, je suis convaincu que les Kurdes, si on leur en donnait les moyens, ne feraient qu’une bouchée des fous de Dieu…
RG : Mais ces Kurdes du nord de l’Irak, que vous avez côtoyés pendant six mois, n’ont-ils pas été anesthésiés par 25 ans de délices de Capoue, après que la protection aérienne américaine leur eut été donnée en 1991 ?
BHL : Ce qui est vrai, c’est qu’ils ont cru à la volonté US de mettre en place ce « grand Moyen-Orient démocratique » promis par G.W. Bush. Et ils ont été victimes, au fond, du mythe de la fin de l’Histoire qui s’est répandu à l’époque dans toutes les nations démocratiques. Mais, sitôt Daech surgi, les Kurdes n’ont pas tardé à renouer avec leur tradition de résistance et de combat.
RG : On voit tout de même dans votre film les gratte-ciel flambant neufs d’Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan d’Irak. Vous montrez aussi la ville pétrolière de Kirkouk, qui explique en partie la richesse de cette région autoadministrée depuis un quart de siècle. Les combattants un peu grassouillets que vous filmez ont, dans leur poche, un iPhone 6 dernier modèle. N’est-on pas loin des peshmergas spartiates de Mustafa Barzani, qui luttaient contre Saddam Hussein, tels les Viet-minh de Giap ?
BHL : Vous tombez bien. Car c’est lui, le général Giap, que cite spontanément le président de la région autonome du Kurdistan, le Barzani d’aujourd’hui, fils de celui que vous citez, quand je l’interroge sur les figures historiques qui inspirent son art de la guerre. Mais en quoi ceci est-il contradictoire avec cela ? Vous avez là, en effet, un peuple magnifique, éminemment civilisé, tolérant de toutes les religions, tourné vers l’Occident, son mode de développement, ses valeurs. Il pensait sincèrement, ce peuple, avoir enfin conquis le droit de souffler et d’offrir à ses enfants un avenir digne de ce nom. Et voilà que la tragédie le rattrape. Et voilà que sa situation fait de lui le rempart obligé du monde, et l’avant-garde du combat commun, contre le djihad.
RG : Mais les Occidentaux ne sont-ils pas de son côté ? N’ont-ils pas déployé, au Kurdistan, leurs forces spéciales et leur aviation ?
BHL : C’est vrai. J’ai vu les avions américains et français bombarder des positions de l’État islamique, dont les coordonnées avaient été données par les peshmergas. Mais cette aide est très insuffisante. Savez-vous qu’il y a des tronçons entiers de la ligne de front où les peshmergas n’auraient pas assez de munitions pour repousser une offensive concentrée de Daech ? Savez-vous que la maigre protection qu’ils ont contre le gaz moutarde (dont Daech a fait un usage avéré), ils la doivent à des ONG françaises ? Et vous avez la scène où nous filmons des généraux préparant l’offensive d’août 2015 contre Albou Mohamed, en comptant sur les doigts d’une main les Milan et autres armements lourds dont ils disposent.
RG : Selon vous, qu’attend le monde pour les aider davantage ?
BHL : Sur Daech, il y a deux théories. Les gens qui pensent qu’il faut taper à la tête et que, après, les cellules périphériques se dévitaliseront d’elles-mêmes : c’est, mutatis mutandis, ce qui s’est passé quand le communisme s’est effondré à Moscou et que, dans la foulée, tous les partis communistes du monde se sont étiolés…
RG : Ça a marché en Union soviétique et en Europe de l’Est parce que c’est de l’intérieur que le système s’est effondré…
BHL : Exact. C’est, du reste, pourquoi il est si important que s’éveille, à l’intérieur de cette région, un islam des Lumières, adapté au monde moderne, accordé à la démocratie – cet islam dont les Kurdes sont aujourd’hui le symbole le plus éclatant…
RG : Soit. Et quelle est la deuxième théorie ?
BHL : C’est celle qui, hélas, prévaut au département d’État et au Pentagone. La théorie du « containment ». L’idée que mieux vaut, à tout prendre, une poubelle à djihadistes, bien circonscrite et aussi cadenassée que possible. Ceux qui optent pour cette analyse aident les Kurdes – mais juste assez pour qu’ils se défendent, et pas suffisamment pour qu’ils pulvérisent l’État islamique… Erreur tragique. Je compte bien aller projeter mon film à Washington, pour tenter de convaincre les décideurs américains.
RG : L’état-major de Daech se partage entre Mossoul et Raqqa. Ce sont de grandes villes arabes sunnites. Il semble que seule une armée arabe sunnite puisse se permettre d’investir ces villes. Or cette dernière n’existe pas…
BHL : Il y a, dans le film, des plans de Mossoul filmés avec les drones que nous avions apportés de France. On le voit à l’image : descendre dans la plaine et investir Mossoul ne poserait aucun problème militaire aux combattants kurdes qui tiennent les premières lignes de Zartik, Bachik et Sultan Abdullah; politiquement, en revanche, ils sont les premiers à dire qu’ils ne sauraient pas faire fonctionner des villes arabes, où ils seraient perçus comme des occupants.
RG : Alors, quelle est la solution ?
BHL : Vous l’avez dit : une armée arabe sunnite capable, en partenariat avec les Kurdes, de libérer véritablement la ville. Mais vous avez, à partir de là, deux questions. Qui, d’abord, aura l’initiative politique de la levée de cette armée ? Les Saoudiens prenant soudain conscience qu’ils ont enfanté un monstre, en train de se retourner contre eux ? Les Émiriens qui ont toujours été, eux, clairement anti-Daech mais qui n’ont pas, malheureusement, assez de poids politique ? La Ligue arabe ? Et puis, deuxième problème : l’Iran qui règne à Bagdad et qui préfère encore Daech à un renforcement des sunnites « normaux » dans la plaine de Ninive. Avec cet Iran-là, Obama a fait un pacte et il ne fera rien pour lui forcer la main. Ajoutez à cela la Turquie du sultan Erdogan qui veut la peau du Kurdistan et qu’on a vu, pendant la bataille de Kobané, laisser passer des armes pour Daech, plutôt que de prendre le risque d’une jonction entre Kurdes irakiens et syriens : là non plus, il n’y a rien à attendre de bon ! Les peshmergas, en un mot, sont nos seuls alliés sérieux dans le secteur. C’est pour cela – pour montrer cela – que j’ai tourné ce film.
RG : On a l’impression que, depuis 25 ans, vous courez à perdre haleine vers une possible réconciliation entre les trois religions du Livre. N’est-ce pas un mirage ?
BHL : La preuve que non, ce sont, encore une fois, ces combattants kurdes. Il faut voir avec quelle fierté ils nous conduisent, entre deux offensives, jusqu’à la maison natale de tel villageois juif du Kurdistan, devenu ministre de la Défense d’Israël. Et avec quelle ardeur ils défendent les derniers monastères chrétiens qui, tel le monastère de Mar Matta, se tiennent encore sur la ligne de front. La réconciliation vécue, concrète, entre les trois monothéismes juif, chrétien et musulman, elle est là !
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